Chateaubriand, Des ruines en général.

Qu'il y en a de deux espèces.

De l'examen des sites des monumens chrétiens, nous passons aux effets des ruines de ces monumens. Elles fournissent au coeur de majestueux souvenirs, et aux arts des compositions touchantes. Consacrons quelques pages à cette poétique des morts. Tous les hommes ont un secret attrait pour les ruines. Ce sentiment tient à la fragilité de notre nature, et à une conformité secrète entre ces monumens détruits, et la rapidité de notre existence. Il s'y joint, en outre, une idée qui console notre petitesse, en voyant que des peuples entiers et des hommes, quelquefois si fameux, n'ont pu vivre cependant au-delà de ce peu de jours, assignés à notre propre obscurité. Ainsi les ruines jettent une grande moralité au milieu des scènes de la nature ; et quand elles sont placées dans un tableau, c'est en vain qu'on cherche à porter les yeux autre part ; ils reviennent bientôt s'attacher sur elles. Et pourquoi les ouvrages des hommes ne passeroient-ils pas, quand le soleil qui les éclaire doit lui-même tomber de sa voûte ? Celui qui le plaça dans les cieux, est le seul souverain dont l'empire ne connoisse point de ruines. Il y a deux sortes de ruines très-distinctes ; l'une, ouvrage du temps ; l'autre, ouvrage des hommes. Les premières n'ont rien de désagréable, parce que la nature travaille auprès des ans. Font-ils des décombres ? Elle y sème des fleurs. Entr'ouvrent-ils un tombeau ? Elle y place le nid d'une colombe : sans cesse occupée à reproduire, elle environne la mort des plus douces illusions de la vie. Les secondes ruines sont plutôt des dévastations que des ruines ; elles n'offrent que l'image du néant, sans une puissance réparatrice. Ouvrage du malheur, et non des années, elles ressemblent aux cheveux blancs sur la tête de la jeunesse. Les destructions des hommes sont d'ailleurs bien plus violentes et bien plus complètes que celles des âges : les seconds minent, les premiers renversent. Quand Dieu, pour des raisons qui nous sont inconnues, veut hâter les ruines du monde, il ordonne au temps de prêter sa faulx à l'homme ; et le temps nous voit avec épouvante ravager dans un clin-d'oeil, ce qu'il eût mis des siècles à détruire. Nous nous promenions un jour derrière le palais du Luxembourg, et nous nous trouvâmes près de cette même chartreuse que M De Fontanes a chantée. Nous vîmes une église dont les toits étoient enfoncés, les plombs des fenêtres arrachés, et les portes fermées avec des planches mises debout. La plupart des autres bâtimens du monastère n'existoient plus. Nous nous promenâmes long-temps au milieu des pierres tombales de marbre noir, semées çà et là sur la terre ; les unes étoient totalement brisées, les autres offroient encore quelques restes d'épitaphes. Nous entrâmes dans le cloître intérieur ; deux pruniers sauvages y croissoient, parmi de hautes herbes et des décombres. Sur les murailles, on voyoit des peintures à demi-effacées, représentant la vie de saint Bruno ; un cadran étoit resté sur un des pignons de l'église ; et dans le sanctuaire, au lieu de cet hymne de paix qui s'élevoit jadis en l'honneur des morts, on entendoit crier l'instrument du manoeuvre, qui scioit des tombeaux. Les réflexions que nous fîmes dans ce lieu, tout le monde les peut faire. Nous en sortîmes le coeur flétri, et nous nous enfonçâmes dans le faubourg voisin, sans savoir où nous allions. La nuit approchoit : comme nous passions entre deux grands murs, dans une rue déserte, tout-à-coup le son d'un orgue vient frapper notre oreille, et les paroles de ce cantique de triomphe laudate dominum, omnes gentes, sortent du fond d'une église voisine ; c'étoit alors l'octave du saint-sacrement. Nous ne saurions peindre l'émotion que nous causèrent ces chants religieux ; nous crûmes ouïr une voix du ciel, qui disoit : " chrétien sans foi, pourquoi perds-tu l'espérance ? Crois-tu donc que je change mes desseins comme les hommes ; que j'abandonne, parce que je punis ? Loin d'accuser mes décrets, imite ces serviteurs fidèles, qui bénissent les coups de ma main, jusques sous les débris où je les écrase. " nous entrâmes dans l'église au moment où le prêtre donnoit la bénédiction. Des vieillards, de pauvres femmes, des enfans étoient prosternés. Nous nous précipitâmes sur la terre, au milieu d'eux ; nos larmes couloient ; nous dîmes dans le secret de notre coeur : pardonne, ô seigneur, si nous avons murmuré en voyant la désolation de ton temple ; pardonne à notre raison ébranlée ! L'homme n'est lui-même qu'un édifice tombé, qu'un débris du péché et de la mort ; son amour tiède, sa foi chancelante, sa charité bornée, ses sentimens incomplets, ses pensées insuffisantes, son coeur brisé, tout chez lui n'est que ruines !

Chapitre iv. Effet pittoresque des ruines. ruines de Palmyre, d'égypte, etc. les ruines, considérées sous les rapports pittoresques, sont d'une ordonnance plus magique dans un tableau, que le monument frais et entier. Dans les temples que les siècles n'ont point percés, les murs masquent une partie du paysage, et empêchent qu'on ne distingue les colonnades et les cintres de l'édifice ; mais, quand ces temples viennent à crouler, il ne reste que des masses isolées, entre lesquelles l'oeil découvre au haut et au loin les astres, les nues, les montagnes, les fleuves et les forêts. Alors, par un jeu naturel de l'optique, les horizons reculent, et les galeries suspendues en l'air, se découpent sur les fonds du ciel et de la terre. Ces beaux effets n'ont pas été inconnus des anciens ; ils élevoient des cirques sans masses pleines, pour laisser un libre accès à toutes les illusions de la perspective. Les ruines ont ensuite des accords particuliers avec leurs déserts, selon le style de leur architecture, les lieux où elles se trouvent placées, et les règnes de la nature au méridien qu'elles occupent. Dans les pays chauds, peu favorables aux herbes et aux mousses, elles sont privées de ces graminées, qui décorent nos châteaux gothiques et nos vieilles tours ; mais aussi de plus grands végétaux se marient aux plus grandes formes de leur architecture. à Palmyre, le dattier fend les têtes d'hommes et de lion qui soutiennent les chapiteaux du temple du soleil ; le palmier remplace par sa colonne, la colonne tombée, et le pêcher, que les anciens consacroient à Harpocrate, s'élève dans la retraite du silence. On y voit encore une espèce d'arbres, dont le feuillage échevelé, et les fruits en cristaux forment, avec les débris pendans, de beaux accords de tristesse. Une caravanne, arrêtée dans ces déserts, y multiplie les effets pittoresques. Le costume oriental allie bien sa noblesse à la noblesse de ces ruines, et les chameaux semblent en accroître les dimensions, lorsque couchés entre de grands fragmens de maçonnerie, ces énormes animaux ne laissent voir que leurs têtes fauves et leurs dos bossus. Les ruines changent de caractère en égypte ; souvent elles étalent dans un petit espace toutes les sortes d'architectures, et toutes les sortes de souvenirs. Le sphinx, et les colonnes du vieux style égyptien, s'élèvent auprès de l'élégante colonne corinthienne ; un morceau d'ordre toscan s'unit à une tour arabesque. D'innombrables débris sont roulés dans le Nil, enterrés dans le sol, cachés sous l'herbe ; des champs de fèves, des rizières, des plaines de trèfles s'étendent alentour. Quelquefois des nuages, jetés en onde sur les flancs des ruines, semblent les couper en deux moitiés : le chakal, monté sur un piédestal vide, alonge son museau de loup derrière le buste d'un Pan à tête de bélier ; la gazelle, l'autruche, l'ibis, la gerboise, sautent parmi les décombres, tandis que la poule-sultane s'y tient immobile, comme un oiseau hiéroglyphique de granit et de porphyre. La vallée de Tempé, les bois de l'Olympe, les côtes de l'Attique et du Péloponèse, étalent de toutes parts les ruines de la Grèce. Là, commencent à paroître les mousses, les plantes grimpantes, et les fleurs saxatiles. Une guirlande vagabonde de jasmin embrasse une vénus antique, comme pour lui rendre sa ceinture ; une barbe de mousse blanche descend du menton d'une Hébé : le pavot croît sur les feuillets du livre de Mnémosine ; aimable symbole de la renommée passée, et de l'oubli présent de ces lieux. Les flots de l'égée, qui viennent expirer sous de croulans portiques, Philomèle qui se plaint, Alcyon qui gémit, Cadmus qui roule ses anneaux autour d'un autel, le cygne qui fait son nid dans le sein d'une Léda ; tous ces accidens, produits comme par les grâces, enchantent ces poétiques débris. On diroit qu'un souffle divin anime encore la poussière des temples d'Apollon et des muses, et le paysage entier, baigné par la mer, ressemble à un beau tableau d'Apelle, consacré à Neptune et suspendu à ses rivages.

Chapitre v. ruines des monumens chrétiens. les ruines des monumens chrétiens n'ont pas la même élégance, mais sous d'autres rapports elles peuvent supporter le parallèle avec les ruines de Rome et de la Grèce. Les plus belles que l'on connoisse dans ce genre, se trouvent en Angleterre, principalement vers le nord, au bord des lacs du Cumberland, sur les montagnes d'écosse, et jusques dans les Orcades. Les bas côtés du choeur, les arches pointues des fenêtres, les ouvrages ciselés des voussures, les pilastres des cloîtres, et quelques pans de la tour des cloches, sont les parties qui ont le plus résisté aux efforts du temps. Dans les ordres grecs, les voûtes et les cintres suivent parallèlement les arcs du ciel ; de sorte que sur la tenture grise des nuages ou sur un paysage obscur, ils se perdent dans les fonds. Dans l'ordre gothique, les pointes contrastent par-tout avec les arrondissemens des cieux et les courbures de l'horizon. Le gothique étant de plus tout composé de vides , se décore plus aisément d'herbes et de fleurs, que les pleins des ordres grecs. Les filets redoublés des pilastres, les dômes découpés en feuillage ou creusés en forme de cueilloir, deviennent autant de corbeilles où les vents portent, avec la poussière, les semences des végétaux. La joubarbe se cramponne dans le ciment ; les mousses emballent d'inégales décombres dans leur bourre élastique ; la ronce fait sortir ses cercles bruns de l'embrâsure d'une fenêtre, et le lierre, se traînant le long des cloîtres septentrionaux, retombe en festons dans les arcades. Il n'est aucune ruine d'un effet plus pittoresque que ces débris. Sous un ciel nébuleux, au milieu des vents et des tempêtes, au bord de cette mer dont Ossian a chanté les orages, leur architecture gothique a quelque chose de grand et de sombre, comme le Dieu de Sinaï, dont elle rappelle le souvenir. Assis sur un autel brisé, dans les Orcades, le voyageur s'étonne de la tristesse de ces lieux : des mornes embrumés, des vallées où s'élève la pierre d'un tombeau, des torrens qui coulent au travers des bruyères, quelques pins rougeâtres, jetés sur la nudité d'un désert flanqué de couches de neige ; c'est tout ce qui s'offre aux regards. Le vent circule dans les ruines, et leurs innombrables jours deviennent autant de tuyaux d'où s'échappent mille plaintes ; l'orgue avoit jadis moins de soupirs sous ces voûtes religieuses. De longues herbes tremblent aux ouvertures des dômes : derrière ces ouvertures, on voit fuir la nue et planer l'aigle marin. Quelquefois égaré dans sa route, un vaisseau caché sous ses toiles arrondies, comme un esprit des eaux voilé de ses ailes, sillonne le noir océan ; sous le souffle de l'aquilon, il semble se prosterner à chaque pas, et saluer les mers qui baignent les débris du temple de Dieu. Ils ont passé sur ces plages inconnues, ces hommes qui adoroient cette sagesse qui s'est promenée sous les flots. Tantôt, dans leurs saintes solemnités, ils s'avançoient lentement le long des grèves, en chantant avec le psalmiste : comme elle est vaste cette mer qui étend au loin ses bras spacieux ! tantôt, assis dans la grotte de Fingal , près des soupiraux de l'océan, ils croyoient entendre cette voix d'en haut qui disoit à Job : savez-vous qui a renfermé la mer dans des digues, lorsqu'elle se débordoit en sortant comme du sein de sa mère, quasi de vulva procedens ? la nuit, quand les tempêtes de l'hiver étoient descendues, quand le monastère disparoissoit dans des tourbillons d'écume, les tranquilles cénobites, retirés au fond de leurs cellules, s'endormoient aux murmures des orages, en s'applaudissant de s'être embarqués dans ce vaisseau du seigneur, qui ne périra point. Sacrés débris des monumens chrétiens, vous ne rappelez point, comme tant d'autres ruines, du sang, des injustices et des violences ! Vous ne racontez qu'une histoire paisible, ou tout au plus les souffrances mystérieuses du fils de l'homme ! Et vous, saints hermites, qui, pour arriver à des retraites plus fortunées, vous étiez exilés sous les glaces du pôle ; vous jouissez maintenant du fruit de vos sacrifices ; et s'il est parmi les anges comme parmi les hommes, des campagnes habitées et des lieux déserts, de même que vous ensevelîtes vos vertus dans les solitudes de la terre, vous aurez sans doute choisi les solitudes célestes, pour y cacher votre bonheur !

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