« On sent la courbure de la terre. On a désormais
les cheveux qui ondulent naturellement. On ne trahit plus le sol,
on ne trahit plus l'ablette, on est sœur par l'eau
et par la feuille. On n'a plus le regard de son œil... »
(Michaux, La ralentie)
On s'installe devant le tableau. On s'en imprègne.
On s'y confond. On se laisse absorber. Au plus cherchera-t-on
peut être, suivant le vieux précepte chinois, à
venir y habiter, à en faire sa demeure, son berceau nocturne
et sûr (1).
Mais en aucun cas il ne viendrait à l'esprit de chercher
à l'expliquer, de tenter d'analyser la sensation
heureuse qui enveloppe le spectateur à sa vue. Et pourtant...
C'est en 1893 que Monet transforme le terrain nouvellement
acquis qui jouxte sa propriété de Giverny en jardin
exotique agrémenté d'un étang de nénuphars.
Et c'est à partir de 1895 que ces nymphéas deviennent
peu à peu un motif de prédilection, puis l'occasion
maintes fois renouvelées de toiles aux formats divers qui se
consacrent aux notations les plus immatérielles, aux reflets
aquatiques, aux frémissements des feuilles.
Ce tableau est remarquable en ce qu'il pousse à leur
paroxysme et parachève les tendances à l'oeuvre
dans la peinture du dernier Monet. La forme circulaire de la toile,
qui tend à la constituer en monde à part entière,
en terre bleue, fait disparaître l'horizon, ossature traditionnelle
dans les peintures de paysage et efface du même coup tous les
repères perceptifs du spectateur. C'est à cela
principalement sans doute que tient le sentiment d'englobement,
au sens littéral. En créant un monde qui donne l'illusion
de se suffire à lui-même, Monet invite à la contemplation
dans l'oubli de tout ce qui est extérieur au tableau.
Que reste-t-il alors? Les nymphéas sur cette toile sont plus
reconnaissables par l'habitude de l'oeil exercé
à percevoir les nénuphars de Monet sous leurs taches
de couleurs que par de quelconques notations représentatives.
Ce n'est pas, d'ailleurs, ce qui intéresse le peintre
ici, qui affirme faire peu de cas du sujet de la représentation:
« Le motif est pour moi chose secondaire,
ce que je veux reproduire, c'est ce qu'il y a entre le
motif et moi. »
(Senska Dabladet 1895)
Une telle déclaration, éclairante pour comprendre
ce qui se joue ici, suffit à elle seule à remotiver
le terme d'« impressionnisme ». Le pouvoir évocateur
de cette toile, son efficacité esthétique tiennent à
un travail de restitution émotionnelle qui vient à la
rencontre du spectateur, qui l'invite. La toile se tient à
la lisière de la figuration et de l'abstraction : elle
est tout entière couleur; ou encore: elle est tout entière
lumière.
Cette toile, qui n'existe qu'en rapport avec le regard
singulier qui l'envisage et qui fait de ce fait ricocher à
sa surface toute tentative d'élucidation objective et
analytique, est infiniment ouverte, elle offre à chacun l'espace
de ses propres impressions.
Nous laisserons donc le visiteur se replonger dans sa contemplation
silencieuse..
(1) cf. Paul Eluard, Capitale de la douleur,
« La courbe de tes yeux fait le tour de mon cœur »
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