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Claude Monet, Nymphéas

 

Nymphéas de Claude Monet

« On sent la courbure de la terre. On a désormais les cheveux qui ondulent naturellement. On ne trahit plus le sol, on ne trahit plus l'ablette, on est sœur par l'eau et par la feuille. On n'a plus le regard de son œil... »
(Michaux, La ralentie)

On s'installe devant le tableau. On s'en imprègne. On s'y confond. On se laisse absorber. Au plus cherchera-t-on peut être, suivant le vieux précepte chinois, à venir y habiter, à en faire sa demeure, son berceau nocturne et sûr (1).
Mais en aucun cas il ne viendrait à l'esprit de chercher à l'expliquer, de tenter d'analyser la sensation heureuse qui enveloppe le spectateur à sa vue. Et pourtant...

C'est en 1893 que Monet transforme le terrain nouvellement acquis qui jouxte sa propriété de Giverny en jardin exotique agrémenté d'un étang de nénuphars. Et c'est à partir de 1895 que ces nymphéas deviennent peu à peu un motif de prédilection, puis l'occasion maintes fois renouvelées de toiles aux formats divers qui se consacrent aux notations les plus immatérielles, aux reflets aquatiques, aux frémissements des feuilles.
Ce tableau est remarquable en ce qu'il pousse à leur paroxysme et parachève les tendances à l'oeuvre dans la peinture du dernier Monet. La forme circulaire de la toile, qui tend à la constituer en monde à part entière, en terre bleue, fait disparaître l'horizon, ossature traditionnelle dans les peintures de paysage et efface du même coup tous les repères perceptifs du spectateur. C'est à cela principalement sans doute que tient le sentiment d'englobement, au sens littéral. En créant un monde qui donne l'illusion de se suffire à lui-même, Monet invite à la contemplation dans l'oubli de tout ce qui est extérieur au tableau. Que reste-t-il alors? Les nymphéas sur cette toile sont plus reconnaissables par l'habitude de l'oeil exercé à percevoir les nénuphars de Monet sous leurs taches de couleurs que par de quelconques notations représentatives. Ce n'est pas, d'ailleurs, ce qui intéresse le peintre ici, qui affirme faire peu de cas du sujet de la représentation:

« Le motif est pour moi chose secondaire, ce que je veux reproduire, c'est ce qu'il y a entre le motif et moi. »
(Senska Dabladet 1895)

Une telle déclaration, éclairante pour comprendre ce qui se joue ici, suffit à elle seule à remotiver le terme d'« impressionnisme ». Le pouvoir évocateur de cette toile, son efficacité esthétique tiennent à un travail de restitution émotionnelle qui vient à la rencontre du spectateur, qui l'invite. La toile se tient à la lisière de la figuration et de l'abstraction : elle est tout entière couleur; ou encore: elle est tout entière lumière.
Cette toile, qui n'existe qu'en rapport avec le regard singulier qui l'envisage et qui fait de ce fait ricocher à sa surface toute tentative d'élucidation objective et analytique, est infiniment ouverte, elle offre à chacun l'espace de ses propres impressions.
Nous laisserons donc le visiteur se replonger dans sa contemplation silencieuse..


(1) cf. Paul Eluard, Capitale de la douleur, « La courbe de tes yeux fait le tour de mon cœur »