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histoires naturelles
Max Ernst, La dernière forêt

 

Max Ernst, La dernière forêt

Biographie de Max Ernst

Si l'on en croit son titre et la date indiquée en bas à droite du tableau près de la signature (1960-70), La dernière forêt vient clore une série : celle des célèbres « forêts » que Max Ernst commença dans les années 20, et dont la naissance est liée à son invention du « frottage », c'est-à-dire des possibilités de création plastique par l'impression, sur une feuille de papier, des reliefs ou des rugosités d'un matériau quelconque; l'idée lui serait venue à la lecture du célèbre texte de Léonard de Vinci qui conseille au peintre d'observer les taches des « murs souillés » pour stimuler son imagination et « exciter l'esprit à diverse inventions », notamment « l'analogie de paysages au décor de montagnes, rochers, arbres etc. »

« Le 10 août 1925, une insupportable obsession visuelle me fit découvrir les moyens techniques qui m'ont permis une très large mise en pratique de cette leçon de Léonard... Il s'agit de frottis sur des surfaces inégales qui avaient irrésistiblement attiré et retenu l'attention du peintre. Ma curiosité éveillée et émerveillée, j'en vins à interroger indifféremment, en utilisant pour cela le même moyen, toutes sortes de matières pouvant se trouver dans mon champ visuel : des feuilles et leurs nervures, les bords effilochés d'une toile de sac, les coups de pinceaux d'une peinture moderne, un fil déroulé de bobine, etc. Mes yeux ont vu alors des têtes humaines , divers animaux, une bataille qui finit en baiser, des rochers, la mer et la pluie, des tremblements de terre, le sphinx dans son écurie... »
(Max Ernst, « Au-delà de la peinture  », Cahiers d'Art, 1937)

Les forêts d'Ernst présentent une composition récurrente, à laquelle celle-ci n'échappe pas : un premier plan vertical de formes vaguement végétales ou ligneuses, souples ou raides, formant une sorte de palissade qui s'ouvre et laisse apparaître, vers le haut, un «  ciel » dont le centre est occupé par un cercle ou un anneau géométrique : astre mort, disque magique, lune hiératique ou œil stylisé, parfois en partie occulté, strié ou envahi, par les formes du premier plan. L'opposition se fait donc entre un « devant » frontal marqué par le pluriel, l'aléatoire et le sombre, et un «  arrière » ouvert sur la clarté, l'unité et la perfection formelle.

L'originalité de cette « dernière forêt  » se situe dans un rapport particulier entre ces plans, une combinaison de différents niveaux, créatrice à la fois d'harmonie et de fusion. Fusion des teintes : une certaine monochromie fait que le disque est de la même couleur, de la même « matière » que les branches. Confusion des plans : les formes du premier plan semblent prises dans le mouvement circulaire de l'anneau, et dans une dynamique de profusion et de conquête. Mélange des règnes enfin, dans ces formes indéterminées et envahissantes : lianes ou tentacules, fers forgés ou fleurs carnivores, algues flottantes ou rameaux bourgeonnants sur fond d'orage électrique ou de mare putride.

Si la nature apparaît ici, c'est dans ce qu'elle peut avoir de mystérieux, voire de menaçant : une genèse inexplicable, une poussée désordonnée. Mais le naturel à proprement parler cède la place à une vision qui pourrait bien être une forme de paysage intérieur, dévoilant plutôt la nature des profondeurs intimes telles qu'elles peuvent se manifester dans le rêve ou dans les hallucinations : quelque chose comme des apparitions nées de la fièvre, lorsque l'organique se déploie sans contrainte.

De l'indécision naît le fantastique et la puissance évocatoire de l'œuvre. Ce qui fait qu'elle ne se réduit pas à une variation ornementale, un exercice de composition décorative florale à la manière de l'Art Nouveau, mais qu'elle se charge d'une «  inquiétante étrangeté » : la formule freudienne de l'Unheimlichkeit, désigne bien « ce qui se manifeste du familier qui devait rester caché » relevant à la fois du plus intime et du refoulé. Au motif du cercle central qui attire d'abord le regard répond, dans les profondeurs (en bas à gauche), une sorte d'œil rosâtre qui s'entrouvre, sur une teinte de chair intime, unique dans l'atmosphère glauque du bleu verdâtre dominant. D'où l'impression de fascination et de malaise que peut exercer le tableau.

« La forêt est là et me regarde et m'inquiète et m'attire comme le masque d'une momie
Je regarde
Pas l'ombre d'un œil »
(Blaise Cendrars, « Trouées », Feuilles de route, 1924)

Si La dernière forêt n'appartient pas à la grande période de la peinture surréaliste, elle n'en est pas moins un excellent exemple. Elle associe en effet la part d'aléatoire et d'automatisme que comporte son élaboration, à la rêverie issue des profondeurs, et des manifestations de l'inconscient. Mais, en termes de filiation, elle se rattache aussi à la tradition romantique de certains paysages allemands, en particulier ceux de C. D. Friedrich (par exemple le Paysage sylvestre au lever du soleil ou Les Cygnes) où un premier plan de ronces, de ruines ou d'arbres morts s'ouvre sur un ciel ou une lumière mystique. Ici, l'anneau central joue bien comme une sorte de porte magique, une trouée qui invite le regard à un passage initiatique, vers un au-delà des apparences. La « dernière » forêt représenterait donc un ultime passage vers la lumière, et le surréalisme, le dernier avatar du symbolisme ?