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Max Ernst, La dernière forêt
Si l'on en croit son titre et la date indiquée en bas à droite du tableau près de la signature (1960-70), La dernière forêt vient clore une série : celle des célèbres « forêts » que Max Ernst commença dans les années 20, et dont la naissance est liée à son invention du « frottage », c'est-à-dire des possibilités de création plastique par l'impression, sur une feuille de papier, des reliefs ou des rugosités d'un matériau quelconque; l'idée lui serait venue à la lecture du célèbre texte de Léonard de Vinci qui conseille au peintre d'observer les taches des « murs souillés » pour stimuler son imagination et « exciter l'esprit à diverse inventions », notamment « l'analogie de paysages au décor de montagnes, rochers, arbres etc. »
Les forêts d'Ernst présentent une composition récurrente, à laquelle celle-ci n'échappe pas : un premier plan vertical de formes vaguement végétales ou ligneuses, souples ou raides, formant une sorte de palissade qui s'ouvre et laisse apparaître, vers le haut, un « ciel » dont le centre est occupé par un cercle ou un anneau géométrique : astre mort, disque magique, lune hiératique ou œil stylisé, parfois en partie occulté, strié ou envahi, par les formes du premier plan. L'opposition se fait donc entre un « devant » frontal marqué par le pluriel, l'aléatoire et le sombre, et un « arrière » ouvert sur la clarté, l'unité et la perfection formelle. L'originalité de cette « dernière forêt » se situe dans un rapport particulier entre ces plans, une combinaison de différents niveaux, créatrice à la fois d'harmonie et de fusion. Fusion des teintes : une certaine monochromie fait que le disque est de la même couleur, de la même « matière » que les branches. Confusion des plans : les formes du premier plan semblent prises dans le mouvement circulaire de l'anneau, et dans une dynamique de profusion et de conquête. Mélange des règnes enfin, dans ces formes indéterminées et envahissantes : lianes ou tentacules, fers forgés ou fleurs carnivores, algues flottantes ou rameaux bourgeonnants sur fond d'orage électrique ou de mare putride. Si la nature apparaît ici, c'est dans ce qu'elle peut avoir de mystérieux, voire de menaçant : une genèse inexplicable, une poussée désordonnée. Mais le naturel à proprement parler cède la place à une vision qui pourrait bien être une forme de paysage intérieur, dévoilant plutôt la nature des profondeurs intimes telles qu'elles peuvent se manifester dans le rêve ou dans les hallucinations : quelque chose comme des apparitions nées de la fièvre, lorsque l'organique se déploie sans contrainte. De l'indécision naît le fantastique et la puissance évocatoire de l'œuvre. Ce qui fait qu'elle ne se réduit pas à une variation ornementale, un exercice de composition décorative florale à la manière de l'Art Nouveau, mais qu'elle se charge d'une « inquiétante étrangeté » : la formule freudienne de l'Unheimlichkeit, désigne bien « ce qui se manifeste du familier qui devait rester caché » relevant à la fois du plus intime et du refoulé. Au motif du cercle central qui attire d'abord le regard répond, dans les profondeurs (en bas à gauche), une sorte d'œil rosâtre qui s'entrouvre, sur une teinte de chair intime, unique dans l'atmosphère glauque du bleu verdâtre dominant. D'où l'impression de fascination et de malaise que peut exercer le tableau.
Si La dernière forêt n'appartient pas
à la grande période de la peinture surréaliste,
elle n'en est pas moins un excellent exemple. Elle associe en
effet la part d'aléatoire et d'automatisme que
comporte son élaboration, à la rêverie issue des
profondeurs, et des manifestations de l'inconscient. Mais, en
termes de filiation, elle se rattache aussi à la tradition
romantique de certains paysages allemands, en particulier ceux de
C. D. Friedrich (par exemple le Paysage sylvestre au lever du
soleil ou Les Cygnes) où un premier plan de ronces,
de ruines ou d'arbres morts s'ouvre sur un ciel ou une
lumière mystique. Ici, l'anneau central joue bien comme
une sorte de porte magique, une trouée qui invite le regard
à un passage initiatique, vers un au-delà des apparences.
La « dernière » forêt représenterait
donc un ultime passage vers la lumière, et le surréalisme,
le dernier avatar du symbolisme ? |