- revenir au sommaire

répétitions

 

L'expérience, heureusement commune, du sentiment amoureux, révèle au moins attentif de ses expérimentateurs l'insondable difficulté de son expression. Le langage n'est plus d'aucun secours à l'amant subitement muet et dépité : il ne lui offre plus que des mots éculés, salis par trop de bouches alors qu'il aspire à toucher au sublime. Qui plus est, ces mots d'ordinaire si dociles se révèlent brusquement inadéquats, inaptes à saisir le sentiment dans toute sa singularité. C'est dire qu'éprouver un sentiment amoureux, c'est faire l'expérience des apories et des limites de la langue. Et voila le pauvre amant réduit à ressasser toujours le même « je t'aime » impossible à développer, à répéter inlassablement les mêmes mots tendres et délicieusement creux, à user la langue jusqu'à la corde.

« Adorable, note Barthes dans les Fragments d'un discours amoureux, est la trace futile d'une fatigue, qui est la fatigue du langage ».
« Brodez, brodez... » dit l'amant à l'amante (la cruelle Roxane n'a pas lu Barthes...).
Le discours amoureux, éminemment répétitif, ressemble à une danse de parade qui, toujours selon Barthes, se déploie en figures « au sens gymnastique ou chorégraphique » du terme...

La représentation picturale du sentiment amoureux ne fonctionne pas autrement.
Ses motifs clefs se déclinent comme une liste de lieux communs discursifs, de topoï, - comme autant de stations obligées. Ce caractère topographique n'a sans doute jamais été aussi perceptible que dans les multiples Cartes du Tendre précieuses qui retraçaient le cheminement initiatique de l'amant, émaillé d'obstacles comme les cases du jeu de l'oie... Le sentiment amoureux, ainsi, fait se déployer autour de lui tout un cadre spécifique, il génère un décor qui convoque bien souvent l'idylle bucolique antique (Cot, Francesco), dans lequel sont éventuellement mis en scène des personnages mythiques (Amaury Duval, Brisedou), scènes et motifs que Watteau avait su moduler dans ses symphonies pastorales.