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Ange Leccia, Je veux ce que je veux

 

Ange Leccia, Je veux ce que je veux


Né le 19 avril 1952 en Corse, Ange Leccia enseigne à l'Ecole Supérieure d'Arts de Cergy Pontoise. Ses œuvres, ses « arrangements », comme il les appelle, questionnent incessamment les différents supports qu'elles mettent en jeu, les combinant, les opposant, les exhibant au travers d'une gamme thématique restreinte: la mer et d'autres éléments atmosphériques fascinants en raison de leur caractère rythmique.

« Je veux ce que je veux » (hoshiimonoga hoshiiwa), se compose de deux motos Honda VFR 750F rouges disposées têtes bêches et de quatre photographies monumentales (195x133cm) d'un couple de jeunes Japonais sur le point de s'embrasser. Le sentiment amoureux version new âge...

Les VFR , apparues dans les années 80 au japon, étaient des motos sportives conçues avant tout pour offrir un confort maximal et étaient appréciées comme telles. A partir de 1990, elles n'existaient plus que dans la couleur rouge; depuis, elles ne sont plus commercialisées.
Les caractéristiques de la moto, même rapidement esquissées, donnent des éléments pour la lecture de l'oeuvre. Sa puissance, sa couleur aussi, dénotent clairement le désir qui se reflète au second plan sur les photographies. La présence de ces moyens de transport pourrait résonner comme un écho lointain et distordu des invitations au voyage si souvent réitérés par les amants.
Les motos, finalement, qui pouvaient sembler étranges au premier regard, ne font finalement que reprendre des schèmes récurrents: elles remotivent des motifs traditionnels qui trouvent une voie d'expression contemporaine sans subir de mutations en profondeur. En même temps, ces deux motos sont à l'arrêt: le mouvement est interrompu, l'élan suspendu. Plus encore, elles sont orientées dans des directions opposées... Ne donnent elles pas, dès lors, à lire une dissension, une rupture peut être?

L'interprétation, bien entendu, ne peut se faire qu'en regard avec les photographies.
Les deux jeunes japonais, les yeux clos, semblent hors du monde, sensation à laquelle contribue la neutralité du fond monochrome blanc. Ils semblerait absolument utopiques, sans lieu, n'étaient les motos qui se chargent de créer un contexte, plus encore, de par leur tridimensionnalité, de constituer, au sens propre, un espace. Reste que ces deux visages, sans autres caractéristiques, sans autres marques distinctives que les yeux bridés, sans accessoires pour ainsi dire, pourraient représenter toute une génération de jeunes amoureux d'ici et d'ailleurs. L'insistance autour du Japon, le réseau qui se crée entre la marque des motos, Honda, la nationalité des jeunes gens, le nom de la chaîne de magasins Seibu, les inscriptions en Kanjis... tend moins sans doute à désigner un pays donné qu'à mettre en scène un nouveau système de références, dans lequel le Japon représente un lieu privilégié de fantasmes érotiques. Autrement dit: la force de cette œuvre tient à sa tendance à l'universalisation, au-delà de la représentation du sentiment amoureux circonscrit dans un pays donné.

Il faut alors tenter d'interpréter l'oeuvre aussi en fonction de la conception japonaise de l'art et de la vie.

Comment comprendre par exemple le choix d'avoir photographié non le baiser, mais l'instant qui le précède et de laisser le baiser suspendu dans l'inaccompli, l'incertain, comme si ce qui importait c'était le laps de temps en lui-même, et non l'accomplissement du geste - le désir (Je veux ce que je veux) et non son assouvissement? Tout d'abord, il faut dire que c'est là sans doute utiliser avec maîtrise le médium photographique, tirer tout le parti possible de la pratique de l'instantané, qui prend alors tout son intérêt: la photographie, par essence, se voue à saisir le plus fugace, ce qui à peine survenu s'évanouit sans que rien pèse ou pose, à capturer l'instant même. Or dire cela, c'est s'établir au nœud qui lie les possibilités de la photographie et les aspirations de l'âme japonaise, symbolisées par le sakura. La fleur de cerisier, si frêle, fleurit, resplendit, se fane, s'envole tout à la fois : si les Japonais la célèbrent avec une telle ferveur chaque année, c'est parce qu'à leurs yeux, elle incarne l'éphémère. L'éphémère : voici sans doute le maître mot, le parangon de toutes les valeurs au Japon - même en ce qui concerne le sentiment amoureux.

Ce mouvement d'approche suspendu, ce désir surpris en plein élan par la photographie, ou plutôt cette suspension, cette interruption elles-mêmes, voilà l'expression japonisante et au plus haut point photographique du sentiment amoureux...