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Pas de chef d'œuvre sans cadre ?

 

Pas de chef-d'œuvre sans cadre ?

L'entrée du Christ à Jérusalem par Le Brun, Sans titre (1996) de Viallat, Monument to Vladimir Tatlin (1975) de Flavin, possèdent ou jouent chacune avec les caractéristiques du chef-d'œuvre.

Le Brun Viallat Flavin

La peinture de Charles Le Brun (1616-1690) appartient à ce que l'on pourrait appeler le champ institué de l'art académique et normé, peinture du Grand Siècle au service des valeurs et du pouvoir en place, peinture des solutions plastiques confirmées, des sujets narratifs communs à toute une collectivité. Ayant commencé par « servir » Nicolas Fouquet et le chanceler Séguier (Il réalise la décoration du château de Vaux-le-Vicomte en 1658-61. Portrait du chancelier Séguier à cheval est l'une de ses œuvres les plus connues), il devient vite pensionné par le roi. Il peint pour Louis XIV la Tente de Darius qui sert de manifeste à l'art académique de l'époque. Son titre de premier peintre du roi est confirmé en 1664. Directeur des Gobelins, il contrôle la production des meubles et tapisseries du roi ; il assure de fait l'unité du style « Louis XIV ». C'est à Versailles que l'art et la foi en l'absolutisme de Le Brun prennent toute leur ampleur. Il assure la décoration de l'escalier des Ambassadeurs, la galerie des Glaces, les salons de la Paix et de la Guerre.

Portrait du chancelier Séguier à cheval

Membre fondateur de l'Académie royale de peinture, Le Brun y occupe bientôt une place prépondérante. A la demande de Colbert il codifie les règles de l'art : la peinture doit d'abord s'adresser à l'intelligence (et non provoquer en premier lieu le plaisir de l'œil). Ses peintures sont inspirées de la geste d'Alexandre, de motifs bibliques (notamment à la fin de sa vie, lorsqu'il se trouvait en disgrâce). Le Brun appartient à une certaine tradition poussinienne : il fait le voyage en Italie (il est à Rome avec le peintre en 1642) ; il privilégie souvent le moyen format et médite longtemps sur des thèmes narratifs (notre toile en est un exemple) ; son travail se caractérise par le classicisme de l'expression et des contenus. Bref, Le Brun est le peintre classique d'une monarchie absolue ; son autoportrait le confirme d'ailleurs. En buste, Le Brun porte sur la poitrine le médaillon que Louis XIV lui avait offert en signe de profonde estime pour son talent : signe de la plus grande faveur. Dans le Portrait du chancelier Séguier, il se représente en écuyer supportant un parasol, signalant ainsi le rôle de mécène du chancelier mais aussi son propre statut de servant.

L'entrée du Christ à Jérusalem est le genre d'œuvre qui a contribué au 19e à l'élaboration même de la notion de chef-d'œuvre. Tout s'y prête : dignité des figures, gestes majestueux, traduction magistrale des expressions, riche invention décorative. On voit dans Le Christ à Jérusalem tout un ensemble de signes et de manières qui renvoient clairement à la peinture académique du siècle de Louis XIV, par exemple la présence de « méta-figures » selon la terminologie de Louis Marin (De la représentation). En sont, ce vieillard qui lève les bras dans le fond, l'homme en bleu à gauche et cette mère au premier plan. Ici, Le Brun obéit aux préceptes d'Alberti (De pictura) : « Dans une historia, j'aime voir quelqu'un qui nous avertisse et qui nous indique ce qui arrive là : qui nous invite à voir avec sa main » etc. L. Marin résume ainsi les caractéristiques de cette figure:

« c'est en quelque sorte une métafigure de la réception de la représentation dans la représentation même ; elle est partie du contenu représentée ; elle représente la réception de ce contenu ; (...) elle figure l'interprétation de la représentation. (...) Elle articule le geste de montrer une partie (la partie essentielle) de ce qui est représenté et le geste de regarder le spectateur et cela, par un signe passionnel qui est action (mouvement) par rapport au représenté et réaction (mouvement) par rapport au spectateur. »

Ces figures et ces gestes érigent le sujet du tableau en sujet sacré, en tout cas digne d'attention et de respect. C'est en outre ce que Félibien signifie dans les Descriptions de divers ouvrages de peinture fait pour le Roi (1671). A l'occasion de la deuxième description, qui porte sur le portrait du Roi par Le Brun, Félibien s'adresse ainsi au monarque : « Je ne pourrais entreprendre sans témérité de pénétrer plus avant dans les perfections dont votre sacrée personne est remplie et de ces vertus héroïques que le Peintre avec tout son art et toutes ses couleurs ne saurait représenter. Il faut que je me contente de les admirer avec vénération. » C'est, semble-t-il, ce que dit L'entrée du Christ, par le biais de ces personnages qui accueillent de manière très visible et passionnelle (gestuelle pathétique) la venue du Christ. Tout concorde pour montrer la teneur de l'acte même de peindre, en tant que monstration et vénération. L'œuvre est chef-d'œuvre en tant que réalisation aboutie de l'art de cette époque ; elle renvoie à une certaine société française l'image (harmonie, classicisme, sujet sacré, art intellectuel) qu'elle souhaitait qu'on lui renvoie, à l'égal des jardins de Le Nôtre ou de l'architecture de Mansard. Chef-d'œuvre aussi dans la mesure où c'est ce type de peinture qui a façonné a posteriori notre conception de cette « culture ».

Articulée à la notion de chef-d'œuvre, l'œuvre de Viallat pose plus de problèmes. Nîmois, enseignant dans les années 1960 à l'Ecole des Arts décoratifs de Nice, tout comme Ben, Arman et Venet, Viallat se trouve au fondement du mouvement Supports-Surfaces, qui eut pour objectif d'insister sur la matérialité de l'art, sur l'utilisation de l'espace dans l'œuvre même. Viallat met au point une empreinte dont la forme sera invariante et récurrente dans son œuvre; elle trouve son origine dans le dessin de mailles de filet. Une fois la forme ainsi définie, répétitive et mécanisée (les formes sont apposées sur la toile au pochoir et les contreformes au pinceau) son approche picturale se focalise sur la couleur et le support. Couleur qu'il emploie, donc, comme fond de la toile mais aussi comme coloris ou pour souligner des formes (le rendu faisant penser aux papiers découpés et gouachés de Matisse). Si à partir de 1979 Viallat transgresse la règle de la forme invariante, en introduisant le thème de la tauromachie, en utilisant des bâches imprimées et, à partir de 1982, en produisant de petits objets, Sans titre (1996) reconduit le motif caractéristique de Viallat. En cela le principe de la répétition se trouve au fondement de l'œuvre comme chez Flavin, faisant signe vers la pratique industrielle et l'art minimal. Le support en est une immense bâche rapiécée : support comme récupéré, et non tendu par un châssis, comme pour toute toile classique. Dans des bandes d'étoffe contiguës, les couleurs et les motifs varient.

Chef-d'œuvre, Sans titre l'est par sa taille (prouesse technique ? monumentalité ?), et dans ce qui peut être considéré comme une application extrême et aboutie des principes plastiques que Viallat a déterminés (usage d'un motif unique). Pourtant il dit, au même moment où ses dimensions et son hypnotique systématicité s'imposent au regard, l'absence de « parergon ». Le tableau est déconstruit dans la mesure où il n'est pas introduit à nos yeux occidentaux par un cadre, qui l'entourerait, le validerait en tant qu'œuvre traditionnelle et muséale : pas de structure de bois, de châssis. De même, pas de titre : c'est « un Viallat ». Il ne peut se distinguer par une éventuelle « scène » représentée (scène d'histoire religieuse ou de mythologie, comme chez Le Brun, qui identifie clairement le tableau) ; cette absence de déictiques à deux niveaux, physique (cadre) et linguistique (appellation) posent le problème de la réception de l'œuvre. Aucune para-structure, pas de mystique ou tout simplement de pratique muséale qui vaillent : Sans titre se donne pour tel, en tant que travail plastique entièrement visible, geste et matière de peinture. Il est la stricte image, selon les vœux et les mots de l'artiste, du « travail qui l'a produit ».

 

Lire l'analyse de l'œuvre de Flavin