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l'immortalité médusante

Le chef d'œuvre, ou l'immortalité médusante

Anciennement œuvre capitale et difficile qu'un artisan devait réaliser pour recevoir la maîtrise dans sa corporation, le chef-d'œuvre est désormais conçu comme la meilleure œuvre d'un auteur, mais aussi de manière plus générale comme une œuvre accomplie, « parfaite » et représentative (en son genre, dans son époque, dans l´absolu). La notion de chef-d'œuvre est inséparable de celles d'immortalité et d'universalité (Hegel disait que les chefs-d'œuvre sont goûtés « de toutes les nations et de toutes les époques »). Mais au fond, aujourd'hui encore, la résonance artisane, l'idée de l'œuvre comme baptême, demeure. Faire un chef-d'œuvre est toujours facteur d'admission, d'intronisation à l'intérieur d'une communauté : d'artistes, de critiques, d'un certain public. Seulement, la création et la réception sont désormais plus complexes à définir. Le chef-d'œuvre de l'artisan ressortit à la mise en oeuvre de techniques extrêmement bien définies, d'un cahier des charges clair et inchangeant. Il ne met que peu en jeu la subjectivité de l'artisan et celle du public qui l'agrée. Le chef-d'œuvre d'art, lui, n'impliquant pas une recette de fabrication, n'engage que la critique et le public.

Le chef-d'œuvre est une notion qui appartient à la question de la réception ; elle est donc problématique et historique. Comme l'écrit Jean Galard, « un malheureux paradoxe veut que l'idée d'éternité [qui est consubstantielle à la notion de chef-d'oeuvre], rapportée aux chefs-d'œuvre, soit loin d'être éternelle. » Qu'est-ce qui fait que certaines œuvres transcendent les variations historiques du goût pour s'imposer comme des œuvres capitales, hors pair, unanimement reconnues à travers les siècles ?

La qualification de chef-d'œuvre vient très souvent valider une œuvre bien après la mort de son auteur. En effet, il n'est chef-d'œuvre que dans un contexte : chef-d'œuvre de l'artiste, c'est-à-dire son oeuvre la plus réussie, la plus aboutie, au sein de son oeuvre. Cela engage une démarche comparative et évaluative qui n'est pas évidente, même si parfois la démarche de l'artiste même, et ses écrits aident à rendre plus objective une telle dénomination. Le chef-d'œuvre peut aussi être pensé dans le cadre d'un certain genre, d'une certaine époque, ou de tel mouvement en peinture. En ce cas, il a la fonction d'un paradigme, à la fois le plus représentatif et le plus exceptionnel (l'exemplaire et l'unique). Les exemples sont immédiatement parlants, entrés dans la mémoire collective : Le déjeuner sur l'herbe, chef-d'œuvre de l'impressionnisme ; La mort de Sardanapale, chef-d'œuvre de la peinture romantique ; L'odalisque, chef-d'œuvre d'Ingres, etc.

Manet, Le déjeuner sur l'herbe

La Vénus de Milo, la Chapelle Sixtine par Michel-Ange, la Transfiguration de Raphaël, les Bergers d'Arcadie de Poussin, les Tournesols de Van Gogh, la Joconde de Léonard, toutes ces réalisations sont des chefs-d'œuvre selon le regard occidental. Mais n'est-ce pas un système brutal de classification, et qui fait l'économie de sa propre critique ? Ne doit-on pas voir là une expression de l'imbécile doxa, qui établit des faits « comme si de rien n'était », comme « une chose naturelle » (dit Roland Barthes) ? L'étiquette « chef-d'œuvre », la réflexion qui ne s'attache qu'à ce que l'histoire a qualifié de chef-d'œuvre (identité entérinée, nécrosée en quelque sorte), peut conduire à un funeste académisme. Elle implique souvent de méconnaître la genèse de ces œuvres, leurs précurseurs, et les « petits maîtres ».

Baudelaire, ainsi, écrivait au début du Peintre de la vie moderne :

« Il y a dans le monde, et même dans le monde des artistes, des gens qui vont au Musée du Louvre, passent rapidement, et sans leur accorder un regard, devant une foule de tableaux très intéressants quoique de second ordre, et se plantent rêveurs devant un Titien ou un Raphaël, un de ceux que la gravure a le plus popularisés ; puis sortent satisfaits, plus d'un disant : « Je connais mon musée. » Il existe aussi des gens qui, ayant lu jadis Bossuet et Racine, croient posséder l'histoire de la littérature.
Par bonheur, se présentent de temps en temps des redresseurs de torts, des critiques, des amateurs, des curieux qui affirment que tout n'est pas dans Raphaël, que tout n'est pas dans Racine, que les
poetae minores ont du bon, du solide et du délicieux ; et, enfin, que pour tant aimer la beauté générale, qui est exprimée par les poètes et les artistes classiques, on n'en a pas moins tort de négliger la beauté particulière, la beauté de circonstance et le trait de mœurs. »

La catégorisation en chef-d'œuvre peut aussi avoir pour conséquence de désespérer les artistes débutants ou les innovateurs en les écrasant d'exemples déclarés inégalables. Le chef-d'œuvre devient dès lors odieux ou lassant. On sait ce qu'en pensaient Marinetti (« L'immortalité en art est une infamie ») et Artaud, qui voulait « en finir avec les chefs-d'œuvre », culture pétrifiée qui inhibe la créativité. Le chef-d'œuvre représente selon lui un terrorisme du passé (« Les chefs-d'œuvre du passé sont bons pour le passé : ils ne sont pas bons pour nous »), un corpus sédimenté d'œuvres déjà réalisées, de formes déjà trouvées, donc périmées. La volonté de réaliser « son » chef-d'œuvre, l'œuvre ultime, maîtresse de l'Oeuvre au masculin apparaît en outre comme un « mirage mortel »* pour l'artiste : dans Le Chef-d'œuvre inconnu de Balzac, Frenhofer peint avec l'intime conviction que son tableau sera l'accomplissement suprême de son art. Il sera victime de l'utopie meurtrière du chef-d'œuvre, jusqu'à la chute.
* J. Starobinski, in « La perfection, le chemin, l'origine », Conférence n°5, automne 1997 ; cité par J. Galard

Cependant il existe des raisons objectives à une telle distinction : « l'éclat paradigmatique » tout d'abord, c'est-à-dire le pouvoir de servir d'exemple le plus parfait et signalétique d'un certain style, d'un certain genre plastique ou d'une époque. Le pouvoir de faire date pour marquer l'avènement de ce style peut être également légitime : Les demoiselles d'Avignon font date ; il s'agit moins d'une oeuvre révolutionnaire que d'une oeuvre où une révolution apparaît comme accomplie. Enfin, on peut et doit noter la permanence indubitable de certaines œuvres. Cela va au-delà d'un certain appareil critique et sociologique qui les auraient validées et mises en valeur en tant que chefs-d'œuvre. En d'autres termes, ce n'est pas L'œil écoute de Claudel, le passage de la mort de Bergotte dans la Recherche de Proust ou les pages de W. Pater qui ont fait des Régents de Hals, de la Vue de Delft de Vermeer, de la Joconde des chefs-d'œuvre. Ces commentaires y ont contribué, mais ils ne font que révéler ce qui pourrait être défini comme la qualité opératoire du chef-d'œuvre : une certaine richesse symbolique. Neil MacGregor le formule ainsi : une œuvre est chef-d'œuvre lorsqu'elle est « assez ambigu[ë] pour soutenir des interprétations non seulement différentes mais contradictoires ». Tellement ambiguë et féconde, qu'elle ne peut être réduite à une seule de ces interprétations ; elle reste au-delà de tous les discours qu'elle peut déclencher, ayant un pouvoir, selon le mot de Vivant-Denon, « médusant ».

La notion de chef-d'œuvre est donc à manier prudemment ; on ne peut l'employer en faisant l'économie d'une réflexion critique, et sans la conscience claire de ce que cette étiquette implique d'histoire, de mentalité collective, voire d'arbitraire - afin d'éviter académisme figé, simplisme et panthéonisation exclusiviste. Mais quand une œuvre se présente comme paradigmatique (du travail d'un artiste ; de l'art d'une époque), richement plurivoque, à la fois énigmatique et « forte » (dans l'expression, contemporaine, d' « œuvre forte »), alors la qualité de chef-d'œuvre est à envisager. Reste à prouver si oui ou non la relation esthétique doit forcément se doubler d'une évaluation. Reste aussi à agréer un art fondé sur l' « œuvre », ce que des mouvements comme l'art conceptuel ou Fluxus ont refusé, prônant un art fondé sur le happening ou l'idée, le rituel de la création ou sa conception, et non un résultat durable de la création.