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jocondoclasme

 

La jeune florentine énigmatique s'est-elle doutée un seul instant qu'elle était destinée, non à atteindre l'immortalité à travers son portrait, mais à être lentement digéré par lui ? Comme par dépots successifs, l'oeuvre s'est encrassée avec les siècles de toute une épaisseur symbolique : lorsque nous observons Mona Lisa, nous ne voyons plus une jeune femme en buste, mais l'incarnation absolue de ce concept étrange dont on nous a tant parlé, le "chef-d'oeuvre". La "Joconde", c'est toute l'idolâtrie stupide de notre hisoire de l'art résumée dans une toile de 77x 53cm. Aussi ne devons-nous pas nous étonner de la voir devenue aujourd'hui la victime idéale des iconoclastes contemporains : l'oulipien Hervé Le Tellier n'a t-il pas affirmé sa volonté de faire accéder le "Jocondoclasme" au statut d'art à part entière ? S'en prendre à la Joconde, c'est en effet récuser la conception idéaliste du Beau universel pour mettre au jour les mécanismes sociaux de représentation qui l'ont érigée en "chef-d'oeuvre" immortel; c'est surtout viser le coeur symbolique de ces systèmes de représentation, par un acte de vandalisme intellectuel libérateur. "Il faut manger la Joconde si l'on ne veut pas être mangé par elle", écrit Jean Margat. Sous le crépuscule des idoles, la toile de Léonard fait figure de cible à abattre.

C'est en 1919 que Marcel Duchamp ouvre le bal en affublant l' "éternel féminin" d'une paire de moustaches et d'un bouc. Face au "sfumato" de Léonard, une série de cinq lettres directe et sans mystère : "LHOOQ". Huit ans après son vol, la Joconde subit un premier viol. Cette profanation dadaïste connaît d'ailleurs un tel retentissement que son auteur peut présenter en 1965 une simple copie de l'original comme un "LHOOQ shaved". La Joconde de Léonard, c'est en quelque sorte celle de Duchamp après rasage.

Duchamp, LHOOQ (Joconde aux moustaches)

Ce jeu de renversement s'accompagne volontiers d'une régionalisation : le cadre rigide du "chef-d'oeuvre" éclate et Mona Lisa devient ni plus ni moins qu'un élément parmi d'autres au sein d'une nouvelle oeuvre. "La Joconde, délare Fernand Léger, auteur d'une Joconde aux clefs, est pour moi un objet comme les autres". Au même titre que la boîte de sardines qui la côtoie. Idole déchue, la Joconde peut prendre définitivement sa place dans les poubelles de la modernité.

Un autre moyen de s'en prendre au mythe de l'oeuvre unique et absolue est de jouer avec sa reproductibilité, dans un processus jubilatoire de duplications et de variations. On peut songer à Rauschenberg, avec sa Pneumonia Lisa (1982), ou encore à la Mona Lisa de Paul Giovanopoulos (1988). Mais l'emblème de la mise en sérigraphie de la toile de Léonard reste le travail de Warhol, qui réduit l'oeuvre à un pochoir monochromatique dans sa Mona Lisa de 1963, ou en combine simplement trente mini-reproductions noires mises bout-à-bout sous le titre évocateur Thirty are better than one (1963).

Fernand Léger, Joconde aux clefs Giovanopoulos, Mona Lisa

 

Dernière étape avant le stade ultime de l'iconoclasme, à savoir la disparition complète de l'image, un ready-made de Daniel Spoerri met en oeuvre cette proposition de Duchamp "Utiliser un Rembrandt comme planche à repasser" en l'appliquant au fameux portrait. La boucle est en quelque sorte bouclée : le "chef-d'oeuvre" de Léonard n'est plus qu'un objet utilitaire pour ménagères.

Plus extrème encore sera le ready-made de Filliou La Joconde est dans les escaliers, présenté dans notre exposition. Mais quoi qu'il en soit, la dame florentine tient bon, et continue à sourire derrière sa vitre ; peut-être, comme le suggère Malraux, parce que "ceux qui lui ont posé des moustaches sont morts"?