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Filliou, La Joconde est dans les escaliers

 

La Joconde est dans les escaliers de Robert Filliou

 

Face à cette "Joconde" revue et corrigée par Filliou, chacun se retrouvera confronté à sa propre mythologie de l'art. Car l'iconoclasme de ce continuateur de Duchamp ne vise aucunement à l'agression du spectateur par l'oeuvre : récusant l'accusation facile de cynisme, il instaure plutôt une distance teintée d'humour avec la toile la plus idolâtrée de notre histoire de l'art pour créer un dialogue entre le spectateur et lui-même.

L'objet du délit ? L'éternelle Mona Lisa est devenue concierge, dans ce ready-made dont la facture rappelle le Nouveau réalisme des années 1960. Brosse, seau, serpillère : la réalité sociologique écartée par la tradition idéaliste vient parasiter l'icône de Léonard au point de s'y substituer. Modifier notre regard, le guider à nouveau dans la rugosité du quotidien, tels sont les objectifs de l'artiste... quitte à ce qu'il ne reste plus d'oeuvre d'art du tout : " Pour moi, ça ne fait rien si l'art n'existe pas, pourvu que les gens soient heureux", déclare ingénument ce membre du turbulent groupe Fluxus, auteur par ailleurs de mémorables "portraits non faits".

Car c'est bien à la mise en scène d'une absence que nous sommes ici convoqués. Absence de l'oeuvre, absence de la "médiation optique" dont nous parle Duchamp, absence de l'endormissement esthétique. Le sacrilège de "LHOOQ" est prolongé et dépassé : le tableau original n'est plus couvert de graffitis, il a proprement disparu. L'iconoclasme de Filliou est bien à ce titre une destruction de l'image; mais l'objet de la citation est surtout d'en appeler à une image, à une représentation intérieure, propre à chaque spectateur : pourquoi cette oeuvre me scandalise-t-elle, pourquoi me fait-elle rire, pourquoi m'agace-t-elle, m'intrigue-t-elle, etc ? L'artiste vise avant tout l'icône en chacun de nous. Fidèle à son rejet du culte du chef-d'oeuvre et de la virtuosité, il nous ramène à son fameux principe d'équivalence " Bien fait = Pas fait = Mal fait " ( 1968 ). La dématérialisation conceptuelle de l'objet vient s'interposer dans toute l'insolence de son arbitraire contre tous les déterminismes sacralisants de l'histoire de l'art. La fête est finie, restent une salle vide avec un seau d'eau et une serpillère pour un grand nettoyage... Là où Léonard de Vinci atteignait le sommet du mimétisme en capturant par des artifices esthétiques - tel le "sfumato" - l'impression de vie de son modèle, Filliou propose une oeuvre intégrée à la vie, située hors de la fascination plastique conçue comme ambigüe au profit d'un art du geste : geste de détournement où réside sans doute le point le plus extrême de la filiation artistique, à savoir la déconstruction, la défiguration - dans les deux sens du terme - d'une oeuvre antérieure.

 

Marcel Duchamp, LHOOQ