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Flavin, Monument to Vladimir Tatlin

Le Monument to Tatlin de Flavin : un anti-chef-d'œuvre ?

Né à New York City en 1933, Flavin a suivi des études d'histoire de l'art à la Columbia University. Ses premières œuvres avec lumière électrique datent de 1961 : tableaux monochromes surmontés soit d'une lampe, soit d'un néon à la lumière fluorescente. C'est en 1964 qu'il fait sa première exposition composée uniquement de néons, indépendants et disposés de façon à composer des figures distinctes, et agencés selon des principes mathématiques. Flavin utilise à la fois l'endroit des tubes afin de projeter la lumière vers le public , et leur envers, afin que la lueur soit plus diffuse et indirecte et créer ainsi des effets de profondeur. On peut le compter au nombre des artistes majeurs du Minimal Art, aux côtés de Carl Andre et Donald Judd.

Monument to Tatlin, l'œuvre de Flavin, est un chef-d'œuvre bien paradoxal. Tout d'abord, parce que, modulation de néons branchés, elle est expérience perceptuelle qui ne dure que le temps de son exposition. De plus, la lumière (dont le halo dépasse les stricts contours des tubes de néons), son immatérialité, modifie l'environnement de l'œuvre : plus qu'un objet ou une vision en soi, c'est une oeuvre qui donne à voir ce qui l'entoure. En cela elle est contraire au chef-d'œuvre, qui lui est le point de focalisation de tous les regards et de toutes les descriptions, le chef-d'œuvre étant matrice d'ekphrasis (comment, ici, décrire longuement et savoureusement une source de lumière ?). Ajoutons à cela que le procédé mis en place par Flavin dans cette réalisation n'a rien d'unique au sein de son œuvre, puisqu'il utilise les néons depuis 1963, matériau choisi pour son caractère modulaire et sériel, selon une conception minimaliste de l'art, et qu'il l'avait déjà employé à des fins d'hommage (Hommage à Brancusi en 1963). Enfin, Monument for Vladimir Tatlin appartient à une série commencée en 1965, dont chaque version présente un assemblage différent. Où serait alors l'unicité du chef-d'œuvre ? Cependant, ne pourrait-on pas voir dans cet hommage à Tatline le geste de l'artisan qui entre, par l'œuvre même et son caractère mimétique, normé, dans la communauté artistique et établie ?

De fait, la forme du Monument mime celle d'un projet que Tatline avait élaboré pour la IIIe Internationale, édifice résolument moderne, fait de verre et de fer. En reproduisant cette rachitecture en miniature et avec un matériau qui se dissout dans la lumière qu'il diffuse, Flavin montre du doigt la filiation qui le rattache aux architectes constructivistes, les premiers à avoir généralisé le principe des assemblages et l'usage de matériaux usinés. Les néons sont eux-mêmes industriels, communs, donc par essence sériels - au contraire du marbre et du bronze de la sculpture classique. L'artisan-candidat devait toujours reproduire plus ou moins une œuvre de son propre maître, et le chef-d'œuvre était souvent un objet miniaturisé (un escalier à vis, une presse, etc). En cela, le titre de l'œuvre est très significatif : à la fois monument en tant qu'édifice de néons et représentation d'édifice et en tant que monument commémoratif, hommage à Tatlin, l'œuvre de Flavin dit bien l'alliance intime de la filiation et de l'accomplissement du chef-d'œuvre.

Monument joue sur l'aura, auréole de lumière, rayonnement, aura aussi et peut-être surtout au sens benjaminien du terme. En ce sens l'œuvre jouerait vraiment avec le propre de l'œuvre d'art, qui est définie à l'ère de la reproductibilité industrielle par son aura, son authenticité, son unicité. Au sens propre, l'œuvre que nous avons devant les yeux rayonne. Réponse non dénuée d'humour à l'éternelle question de la lumière en peinture, cette luminosité éblouissante pourrait aussi renvoyer à la bougie/ la flamme de l'autel religieux ou du monument commémoratif officiel. Mais : une fois son exhibition terminée, plus d'œuvre : plus de lumière (celle qui constitue très nécessairement sa forme) et/ donc plus d'aura. Plus d'hommage ? A moins bien sûr que l'on se souvienne que Tatline lui-même prônait l'art « industriel », sériel. L'art minimaliste, celui de Dan Flavin comme celui de Judd, Morris, Carl Andre ou Sol LeWitt en est véritablement le fils, dès lors.

Le Monument à Tatlin répond sans aucun doute à un certain nombre des préceptes du Minimal Art. Il œuvre contre l'illusionnisme spatial : c'est un objet en trois dimensions qui produit sa spatialité spécifique dans la mesure où, source de lumière, l'œuvre crée un halo autour d'elle-même, et du coup éclaire un espace, qu'elle fait sien. Elle refuse le détail et s'offre comme un tout (qui aurait l'idée de découper une source de lumière ou une lumière tout court ?). L'œuvre est isolée et simple (la forme est épurée et géométrique), en cela « plus intense et plus forte » (D. Judd). Mais le Monument n'élimine pas toute illusion, on ne peut raisonnablement dire qu'il se donne « comme il est et rien d'autre » : il n'est pas à proprement parler ce que Didi-Huberman appelle, dans la lignée des déclarations de D. Judd, un « objet de certitude visuelle autant que conceptuelle ou sémiotique».

Certes, on pourrait dire que Monument est transparent en soi, puisqu'il donne à voir. Mais rien que sa « matière », la lumière -qui est justement non-matière- crée trouble et incertitude ; et si ce n'est pas de l'illusion, c'est au moins une indécision de la perception qu'elle provoque. Je ne peux dire que je ne vois que sa volumétrie. Exposée dans l'obscurité, l'œuvre existe non seulement en soi (il s'agit d'une source de lumière circonscrite, non diffuse) mais en plus d'une existence qui n'est plastiquement pas évidente. Notre œil, face à une « sculpture », aura tendance à chercher les contours d'une forme. Or, ici, il ne trouvera pas un franc et aride parallélépipède en métal, posé et statique. En outre, l'œuvre de Flavin est illusionniste en termes de représentation puisque l'agencement de ces néons mime l'édifice de Tatlin. Cette mimesis, même si stylisée, crée donc une forme d'espace. Et l'on ajoutera que le Monument crée une forme de temps, puisqu'il renvoie à une époque de l'histoire de l'art, puisqu'il renvoie à la temporalité de l'exposition (le temps de l'éclairage électrique) et même à la temporalité de la perception.

En somme, il nous apparaît que Monument est non seulement un jeu sur la notion d'œuvre et de chef-d'œuvre mais aussi un jeu voire un contre-pied pris vis-à-vis du Minimal Art tel qu'il avait été théorisé par Donald Judd. Faussement transparent, faussement contempteur de la notion d'aura en art, à la fois intangible et concret (néons), sériel voire industriel, le Monument de Flavin fait ironiquement lumière sur notre propre regard (lourd d'idées au long cours, telles que le chef-d'œuvre, la forme et la lumière picturale), du moins il le bouscule. C'est bien là le destin du chef-d'œuvre moderne...qui intronise le spectateur-candidat (et non plus l'auteur) dans une dimension artistique nouvelle.