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Penser l'histoire de l'art à travers l'idée de filiation - c'est ce que nous propose le titre de cette exposition, et surtout sa disposition, qui invite le visiteur à mettre en regard des œuvres anciennes, modernes et contemporaines.

- Mais parler de filiation à propos d'œuvres d'art, cela va-t-il de soi ? Quelles sont les notions, les processus de création que ce terme sous-entend ? Que veut dire le dispositif muséographique, qui juxtapose des oeuvres si diverses, et qui cependant se confrontent autour d'une question, d'un thème ou d'un projet identique? Que telle oeuvre "descend" de telle autre? Que tel artiste est le modèle, le "maître " de tel autre?... Il ne s'agira en aucun cas ici, une fois franchie la porte de l'exposition, de prendre cette interprétation pour une évidence. Bien au contraire, l'hypothèse de la filiation sera pour nous une invitation à problématiser notre réflexion sur la genèse du processus artistique; dès lors, la visite de l'exposition deviendra le lieu d'une interrogation critique sur la manière dont l'œuvre naît et parvient sous nos yeux.

En effet, ce qui frappe tout d'abord lorsque l'on considère ce terme de filiation, c'est son caractère importé. Il s'agit à l'évidence d'un mot emprunté à l'univers des sciences, et en particulier à la biologie. Son usage dans le domaine artistique laisse à penser qu'il existerait entre les œuvres d'art, qu'elles datent ou non de la même époque, un rapport comparable à celui qui unit un père à son enfant. Un rapport génétique. Cézanne serait par exemple le père de Picasso, et l'histoire de l'art un vaste arbre généalogique qu'il suffirait de mettre au jour. Mais cette image de l'engendrement n'est pas sans poser problème lorsqu'il s'agit de création. Michael Baxandall a souligné dans une « digression sur la notion d'influence artistique » ( Formes de l'intention, pp 106-111) combien il était pernicieux d'inverser la relation passif/actif dans la formation des personnalités artistiques. En effet, affirmer que tel artiste a "influencé" tel autre, reviendrait à imaginer la création dirigée par des forces extérieures à elle, l'artiste comme une glaise molle, et l'oeuvre, comme empreinte. Dire que Cézanne a influencé Picasso, qu'il est son père spirituel, c'est ignorer le fait que Picasso a choisi lui-même de se placer dans la continuité des problèmes abordés par Cézanne pour forger son propre vocabulaire plastique. En réalité, le fils "adopte" le père, pour se mesurer à lui parfois, s'en libérer souvent ; et le rapport à un héritage artistique peut prendre un nombre incalculable de modalités différentes, comme les œuvres de l'exposition le montrent bien : copie, iconoclasme, hommage, citation, détournement, continuité thématique, dialogue de motifs... L'artiste se choisit une parenté, une famille, dans une communauté artistique contemporaine ou plus ancienne.

En somme, ce qui dans la notion de filiation nous semble ne pas pouvoir être applicable au domaine artistique, c'est sa résonance de déterminisme presque biologique. Otto Pächt a évoqué la question fondamentale du « kunstwollen », de la « volonté artistique », dans ses Questions de méthode en histoire de l'art (pp 118-124) : cette notion forgée par Riegl tendait justement à permettre de penser l'art comme animé par une sorte de force vitale, de moteur de développement, un processus quasi-naturel observable à l'échelle d'une civilisation. Cette idéologie héritée des Lumières et du Romantisme s'est radicalisée avec la référence aux sciences de la vie : comme un organisme, l'histoire de l'art actualiserait une sorte de principe qui lui serait extérieur . Inutile de préciser que cette conception ne permet pas de comprendre les singularités d'un "style" - une même époque, une même culture pouvant engendrer des créateurs très différents.

En outre, accepter ce modèle biologique de "filiation", ne serait-ce pas courir le risque de devoir constituer, a posteriori, et comme à rebours, le récit d'une série de choix et de gestes - choix et gestes de création librement effectués, dans la succession des problèmes et des solutions plastiques, indéfiniment posés et résolus dans l'élaboration de chaque oeuvre? Et ne serait-ce pas faire jouer à l'historien de l'art un rôle ambigu ? En effet, il aurait alors la charge de retrouver le grand principe, le moteur premier de cette genèse. Or, comme le dit Nelson Goodman dans Manières de faire des mondes (p 15), « Il vaut mieux laisser à la théologie la recherche d'un commencement nécessaire et universel. ».

L'exposition Filiation nous invite bien plutôt à suivre le fil qui relie des œuvres d'époques et de cultures variées - à le remonter, mais dans tous les sens - de Klaaesz Heda à Spoerri, mais aussi, de Spoerri à Klaaesz Heda; à déchiffrer les lignes de continuité, les lignées multiples dans lesquelles chaque créateur s'approprie tel héritage, s'inscrit dans l'histoire, réinvestit une tradition. L'artiste en effet est bien celui qui crée des mondes, et comme l'écrit encore Nelson Goodman : « Pour construire le monde comme nous savons le faire, on démarre toujours avec des mondes déjà à disposition ; faire, c'est refaire. » (Ibid.) Cette réflexion prend toute sa profondeur lorsque l'on songe à l'importance majeure du concept d'appropriation artistique dans l'art moderne et contemporain. On fait toujours de l'art avec une matière, une culture, des références artistiques « à disposition ».

L'exposition, en se plaçant sous le signe de la filiation, pose sous notre regard des coïncidences de motifs, de thèmes, ou encore de traitements esthétiques, des contradictions qui relient les œuvres entre elles et donnent à voir, non seulement la manière dont chaque créateur a pensé son geste en rapport étroit avec des héritages multiples, mais aussi, mais surtout peut-être, comment il modifie par son geste notre regard sur les oeuvres passées. Car le travail des "fils" permet de voir chez les "pères" ce qui y était présent à l'état latent : on ne regardera plus jamais Cézanne sans prendre en compte le regard que Picasso a posé sur lui, en s'installant dans des problèmes plastiques qu'il avait repéré dans son œuvre pour en proposer un traitement personnel et radicalement novateur. La modernité, et plus encore bien sûr la post-modernité, se sont construites sur la base de telles pratiques par lesquelles l'art ne cesse de s'interroger sur lui-même. On songera notamment au cas extrême de la citation dans l'art contemporain, acte critique et déconstructeur, dont des œuvres telles que celles de Robert Filliou ou Serge III sont des exemples assez révélateurs.

Aussi sommes-nous ici amenés à prendre conscience de ce paradoxe fondateur : la modernité ne peut revendiquer son statut de nouveauté et de rupture qu'à travers la référence aux œuvres du passé; l'artiste, ni rejeton ni père premier, ne peut être novateur que dans le sillon assumé d'un héritage.