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filiations
A. Masson, les prétendants

 

   

 

A. Moine, L'enlèvement de Déjanire, vers 1825
André Masson, Les Prétendants, 1932
Alain Séchas, Le martien joyeux, 2000

L'enlèvement de Déjanire d'Antonin Moine, Le Martien Joyeux d'Alain Séchas, et Les prétendants d' André Masson sont les trois œuvres qui illustrent le thème du rapt dans l'exposition Filiation. A. Moine s'inscrit dans l'iconographie établie du motif, faisant intervenir un couple fameux, Déjanire éplorée et le centaure. La peinture est de facture académique, mais s'attache au rendu de la tension, de la force du centaure et de la vulnérabilité du corps de Déjanire, en gros plan, dénudé. La sensualité de ce corps laiteux - on remarque ce même contraste entre chair pâle féminine et peau mate, voire brune de l'homme dans L'Enlèvement de Rubens- enveloppé par les bras musculeux d'un centaure aux joues rougies par le désir et au regard quelque peu libidineux, ressort d'autant plus qu'elle semble prise sur le vif, capturée en un instant de détresse (le bras lancé vers l'autre côté de la rivière, dit bien l'arrachement, l'étrangement radical que produit l'enlèvement).

L'hybride est corrélatif de l'enlèvement, tout comme la représentation, l'incarnation de la force bestiale qui guide le Janus qu'est l'être humain, à la fois homo sapiens et homo eroticus. Dans la gravure de Dürer par exemple, des satyres dans le fond acclament l'enlèvement. De même, le centaure, être duel par excellence, semble avoir pour occupation principale dans la mythologie grecque, s'il n'enseigne pas aux jeunes garçons, d'enlever les promeneuses. Le Martien à cet égard trouve sa place dans cette histoire de l'hybride, figure-phare de l'imaginaire collectif du XXe siècle, activée par la découverte de l'espace, et par nos peurs de l'étranger. Si l'Etranger fut un temps l'Iroquois, le Liliputien ou le Persan, le Martien aujourd'hui est par excellence le Différent et l'Ailleurs. Cet être nous dépasse de par ses dimensions (première inquiétude), et de par son nom, « martien » (deuxième inquiétude). Mais il est aussi familier, « joyeux », (ses yeux rieurs semblent ravis de la belle prise qu'il tient contre lui) dans le titre et dans les traits, ce qui nous rend finalement le monstre sympathique.

La proie correspond également au canon du sex-appeal féminin de la fin du 20e siècle, tout comme le corps en pâte d'amande de Déjanire l'était dans la peinture de Moine. Créature tout droit venue des dessins animés américains, elle fait irrésistiblement penser à la grande rousse de Roger Rabbit, hybride virago, vamp' richement dotée en attributs féminins divers et inconcevable sans sa robe-fourreau. L'expression perplexe, comme étonnée de cette chatte blanche anthropomorphisée (on la retrouve avec les emblèmes -lunettes de soleil, glace rouge à la main et sur les lèvres, maillot de bain- et le nom de Lolita dans une autre mise en scène de Séchas), contraste quelque peu avec la pose sexy des jambes, le mouvement ondulatoire des pieds et la manière comme consentante (l'immobilité dit bien l'adhésion) dont elle se pend au cou de son ravisseur. La belle hybride serait-elle devenue celle qui, au 21e s, au fond, domine sinon la situation, en tout cas ce martien comme comblé d'une prise inespérée ? Alain Séchas (« ses chats » selon la paronomase qu'il souligne lui-même volontiers), centre une grande partie de son œuvre féline sur la question lacanienne du Manque originel : qui est-ce qui possède le Phallus ? - (les antennes tendues du martien reconduisent le motif).

Est-ce le martien, stimulé en tant que phallophore par la communauté martienne surplombante (du haut d'un nuage dans la peinture murale : « Grouille-toi connard » eux-mêmes dotés d'une phallique longue-vue ?

Mais ce petit homme vert ne devrait-il pas savoir que l'objet du désir, fondamentalement, ne s'embarque pas (dans une soucoupe...) ? Ce rapt extra-terrestre laisse entrevoir la « misère sexuelle » contemporaine, qui croit trouver des solutions dans l'exotisme et des dérivatifs dans l'achat de prestations spécialisées  ; c'est la couleur verte du martien, renvoyant selon la mythologie chromatique de Séchas, aux billets verts américains ; c'est l'effort ultime tenté par une sensibilité émoussée -par une société ultra-sexualisée- de recouvrer des plaisirs improbables, selon la logique mise au jour par le divin marquis - alias les mirages sexuels d'une Thaïlande houellebecquienne. Il montre aussi l'aspect spectaculaire (voir le voyeurisme des autres martiens) d'une sexualité qui en est réduite à voler pour jouir - ou bien....d'un art qui en est réduit à racoler ?