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Alain Jacquet, Les bulldozers

Alain Jacquet, Les bulldozers, sérigraphie sur papier, 1973

Jacquet est un artiste français mal connu du grand public parce qu’il est resté en marge des principaux courants de son époque, le pop art et le nouveau réalisme, même s’il emprunte à l’un ou à l’autre des éléments iconographiques ou picturaux. Néanmoins, il est souvent considéré comme le fondateur du Mec Art ou Mechanical Art caractérisé par le fractionnement et la reproduction de l’image. On peut distinguer trois phases dans son œuvre : celle des « Camouflages » (1963), celle des études de trame et de couleur (« Le déjeuner sur l’herbe », 1964, la série des « Bulldozer », 1973), celle qui, dès 1970, a pour support une image de la Terre vue du ciel prise par la Nasa. La série des Bulldozer appartient donc à la deuxième phase : œuvre tardive, elle est le meilleur exposé d’un travail sur la différenciation des trames et l’exploration des ressources propres aux procédés de reproduction mécaniques. Cette recherche essentiellement technique est pourtant essentielle dans le travail de l’artiste.

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L’art du quotidien

Le choix du motif en premier lieu constitue un défi aux sujets nobles de la peinture consacrés par la tradition. Le bulldozer, qui s’inscrit dans la tradition du Pop Art, cet art de la consécration des objets de consommation courante, est chargé symboliquement. En tant que symbole de la société industrielle des Trente Glorieuses, cet objet a vocation de manifeste pour l’artiste : il affirme la volonté de Jacquet de réinscrire l’art dans la réalité quotidienne. Mais l’artiste va plus loin : il troque sa toile de lin contre un banal support papier, à la manière des affichistes, et produit un travail en série grâce à la technique moderne de la sérigraphie. Pourtant, Jacquet se défend de faire, comme Warhol, du travail à la chaîne: « J’avais la volonté de placer des idées derrière les images et que chaque tableau soit davantage une question que le constat d’une esthétique de supermarché ». Le bulldozer, objet de destruction massive, permet symboliquement de faire table rase de toute tradition picturale pour faire place à un travail nouveau de l’image.

 

Le spectateur mis à l’épreuve

En effet, Jacquet traite une image photographique (dont on ne connaît par ailleurs pas la source) en surface : il fait varier les formes de tramage, qu’il emprunte à la publicité comme pour la trame en points, ou qu’il invente (la trame linéaire). Il y a donc autant de sortes de tramages que de pièces dans la série : tramage à points, linéaire, avec des formes géométriques, etc. En fait, Jacquet déforme plus ou moins l’image en augmentant la taille des points et la définition du tramage. Que faut-il voir : des points, des bulldozer ? En usant de la sérigraphie et de ces jeux de déformation, Jacquet met notre organe de perception à l’épreuve. Et s’il s’agissait justement de ne pas savoir, mais de regarder, de voir, juste une fois … Car cette œuvre, mi-photo mi-peinture, est bien autre chose qu’une affiche publicitaire ratée, surtout par sa dimension éminemment sensible, un tableau. C’est ce qui fait dire à Jacquet que « l’esthétique du tableau provient de l’agrandissement de la trame. Il s’agit de pouvoir créer une peinture à partir de données réalistes d’une photographie en couleurs. »

Cette recherche avant tout technique pour Jacquet explore en même temps les phénomènes de perception. « Plus les points sont gros, mieux l’image disparaît ; mais en définitive, elle demeure toujours reconnaissable. Il suffit que le spectateur se place à la bonne distance pour la lire .» Valse du spectateur qui, trop près de l’image, la fait disparaître, et trop loin, ne voit plus que des plans colorés. Mais la lecture globale et totale de l’image, toujours possible, est en même temps toujours différée . La reproduction mécanique tramée renverse la perception convenue qui va de la totalité à la partie de la totalité. Ici, on part du détail pour reconstituer mentalement l’image. Ainsi, la diffraction de l’ image annule son pouvoir de fascination : le lecture de l’œuvre n’est jamais facile ni donnée. Et plus encore, cette série des Bulldozer pose la question de la perspective dans l’espace-plan du tableau : « Toute la peinture de l’époque (Warhol ou Lichtenstein) était frontale, bi-dimensionnelle. L’idée était de reprendre les notions de la représentation de l’espace propre à la Renaissance et de les réinterpréter à travers une technique photomécanique. » Ainsi, chaque élément de la série pris isolément donne une idée de la profondeur différente des autres, tendant parfois jusqu’à l’abstraction. Mais l’image mentale du bulldozer ne fait-elle pas apparâitre l’engin sur le tableau ? On ne voit bien que ce que l’on veut bien voir !