- revenir au sommaire

la mort vous va si bien :
Les Suisses morts de Christian Boltanski


4/4

Musée en partage

Ces problèmes de mémoire et d'oubli engagent aussi une réflexion sur le rôle de conservation des musées et le rapport de l'art et de la vie. Le travail de Boltanski est en effet un travail d'archivage. Qu'est-ce qu'un musée doit conserver et présenter ? Faut-il que cela soit des objets immédiatement reconnaissables en tant qu'oeuvre d'art ? Pour Boltanski le quotidien, la banalité sont source d'art et le meilleur arrive quand le spectateur ne reconnaît pas l'oeuvre en tant qu'art. D'où ce terme "d'installation" pour désigner Les Suisses morts. Ainsi chaque spectateur peut s'approprier à sa manière l'oeuvre, s'intéresser à une photographie plus qu'à une autre. Telle une partition musicale, celle-ci est sans cesse jouée et rejouée par différents interprètes ou paramètres que l'artiste intègre dans son travail. Le musée devient un véritable espace interactif. Selon Adam Gopnik "Boltanski découvre quelque chose qui se trouve à l'état latent dans les photographies ordinaires : on peut fixer le visage d'une personne avec une intensité et une intimité normalement réservées aux moments d'extrême émotion -comme le premier regard sur quelqu'un avec qui on passera peut-être la nuit, ou le dernier regard sur celui ou celle qu'on aime".

 

Commerce de cadavres

L'absence, la disparition, le tragique de nos vies de mortels sont donc au coeur de cette oeuvre caractérisée tout autant par la minutie que par la monumentalité. Comme en témoigne Les Suisses morts par rapport à l'ensemble d'une oeuvre sisyphéenne et assez répétitive, son travail est allé de l'individuel au collectif et de questions historiques à des problématiques plus directement existentielles. A l'image de ces portraits de Suisses, le corps humain tend à disparaître de son oeuvre ; ce qui y renforce l'importance de l'allusion et de l'anonymat. C'est aussi toujours moins de lui que de nous qu'il parle ; et s'il est, comme il l'a prétendu, un marchand de cadavres, alors c'est que nous sommes, par extension, des nécrophiles. En ce sens Boltanski a beaucoup travaillé sur les photographies d'enfants dans le but de confronter le spectateur à cette idée que la vie est une mort incessante : en parlant des Enfants de Dijon (installation regroupant des photographies d'enfants) il affirme : "On aurait dit que cette période était morte, puisqu'à présent, ces enfants devaient être des adultes dont je ne sais plus rien aujourd'hui. C'est pour cette raison que j'ai ressenti le besoin de rendre hommage à ces morts qui, sur l'image, se ressemblent tous plus où moins, comme des cadavres" (New Art, octobre 1986).

Boltanski révèle tout autant la certitude de nos morts futures que l'incertitude de nos vies présentes. Mais au final cette "sentimentalité", cette émotion forte que provoque son art sont l'ultime preuve que nous sommes bien vivants. Et Boltanski provoque donc délibérément les émotions les plus fortes et les plus contrastées grâce à une oeuvre à la fois gigantesque et éphémère, remarquablement accessible et pourtant investie d'une profonde résonance.

page précédente - 4/4