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la mort vous va si bien :
Les Suisses morts de Christian Boltanski


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« Ca a été »

Boltanski évoque d'une manière saisissante la relation analysée par Roland Barthes, dans La chambre claire, entre la photographie et la mort : "D'un corps réel qui était là, sont parties des radiations qui viennent me toucher, moi qui suis ici, peu importe la durée de la transmission photographique de l'être disparu, elles viennent me toucher comme les rayons différés d'une étoile". S'agissant, dans Les Suisses morts, de "photographies de photographies" d'amateurs, la mise à mort photographique s'avère sans doute plus distanciée.

La photographie est, selon Barthes, profondément déictique, tautologique. Elle ne fait que montrer et n'appelle que la seule chose qu'on voit. En outre, à l'inverse des références souvent chimériques de la peinture ou du discours, le référent photographique (les Suisses) a lui nécessairement "été là". En choisissant la photographie, Boltanski pointe donc l'existence, la vie des Suisses ; ce qui contribue forcément à accentuer dans un second temps leur mort. La photographie et le travail artistique se font ainsi invisibles dans cette oeuvre ; on ne voit que leur référent. Contrairement à beaucoup d'oeuvres antérieures où Boltanski entretenait toute une mythologie sur son propre personnage, ici, l'artiste se fait oublier et le spectateur est comme bloqué dans une pure confrontation, prisonnier du regard des Suisses. La photographie devient bien ce "medium bizarre" qui touche à l'hallucination car elle est "une image folle, frottée de réel" qui dit autant "ce n'est pas là" et "cela a bien été" (Barthes), l'absence de l'objet et son existence passée.

De même on peut noter que même s'il y a des effets d'éclairage et un symbolisme funéraire porté par les boîtes en fer dans lesquelles s'insèrent les photographies (l'image du cercueil est récurrente chez Boltanski) la dramatisation est surtout inhérente aux seules photographies. Tout est là et on n'a plus rien à dire. Il n'y a semble-t-il qu'une faible re-présentation. Celle-ci s'évanouit derrière une puissance authentificatrice ; car finalement l'on ne sait rien de ces Suisses, si ce n'est leur nationalité. On ne connaît pas leur essence, on est simplement assuré de leur existence.

 

Les Suisses, c'est nous !

A première vue on pourrait affirmer que traiter de la mort c'est, d'une certaine manière, s'excepter de la mortalité universelle. La survivance du sujet (l'artiste et le spectateur), son travail, sa réflexion seraient le minimum nécessaire pour sauver quelque chose du néant et faire de la mort -thème iconoclaste- une abstraction pensable et donc représentable.C'est ainsi d'abord par la conscience de la mort que le spectateur, tel le "roseau pensant" de Pascal, dépasse la mort. Mais c'est aussi paradoxalement par la non-conscience qu'il lui échappe ; en effet Boltanski expérimente intensément cette répugnance que tout homme éprouve à subsumer son incomparable "cas" personnel sous une loi générale. Devant Les Suisses morts le spectateur sait qu'il va mourir mais il n'en est jamais intimement persuadé. C'est ce mélange de conscience, de révélation et d'oubli, de refus qui fait que l'on est à la fois profondément lié aux Suisses et en même temps toujours "étranger" à eux-mêmes, étranger à la mort.

Boltanski affirme qu "Auparavant, [ses] oeuvres montraient des juifs morts, mais juif et mort vont trop bien ensemble. Il n'y a rien de plus normal qu'un suisse. Il n'y aucune raison pour qu'un suisse ne meure, et donc tous ces morts n'en sont que plus terrifiants. Ce sont nous". Dans des oeuvres antérieures comme Le lycée Chases et La Fête de Pourim il était encore possible au visiteur de se sentir différent des êtres représentés, en se confortant dans l'idée que les camps de concentration pouvaient n'avoir été qu'une aberration, un cauchemar de l'histoire qui n'aurait jamais de suite. Dans Les habitants de Malmo Boltanski présente l'annuaire téléphonique d'une ville particulière et ajoute un errata : "Vous ne pourrez plus désormais joindre par téléphone ces habitants de Malmo, ils sont morts en 1993". Mais même dans cette pièce le lieu et le moment de la mort sont encore relativement définis. Perdus dans un flou spatio-temporel, Les Suisses morts sont d'une banalité inéluctable, quotidienne. Ils sont la preuve impassible de la mortalité ordinaire, le démenti glacial offert en réponse à tout espoir de rédemption. Le spectateur est donc obligé de se sentir concerné par les photographies et de se demander "pourquoi est-ce que je vis ici et maintenant ?", "Qu'est-ce que la mort?". L'installation engage donc, pour reprendre l'expression de Barthes, "toute cette métaphysique bête ou simple (ce sont les réponses qui sont compliquées); probablement la vraie métaphysique".

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