La nature morte a partie liée avec le quotidien
- elle peut aller très loin dans la sophistication d'un bouquet
de fleurs mais s'empare aussi volontiers des aliments du repas quotidien,
ou des objets prosaïques du ménage. Ainsi, au générique
de l'exposition « Filiations » j'ai nommé : fleurs
et chou fleur, citrouille, pain, pomme, poste de radio, vaisselle,
balai, pichets d'eau, coquillages, petits poissons, coupe de cerises,
orange, serpillière, tourtes et gâteaux, calices, coupes
de vins et flûtes cristallines, roses, tulipes, rhizomes, couverts
en argent, micelle.
Il y a de la préméditation dans ce grand fouillis
: l'accumulation oblige le regard à s'attarder sur la composition
pour y distinguer chaque chose et la nommer, alors même que
certains objets communs passent inaperçus dans notre quotidien
-en ce qui concerne les grands étalages de trésors rares,
ou les vertigineuses compositions florales, on rencontre la même
stratégie, même si elle s'empare d'objets plus délicats
ou extraordinaires : le trésor existe pour qui veut en faire
le détail, comme dans un conte où nous seraient décrites
les richesses d'un palais et qui donnerait lieu à la description
singulière de quelques objets, le conteur nous laissant entendre
qu'il pourrait s'attarder tout autant sur d'autres richesses amassées.
Ou bien c'est au contraire la sobriété de la composition,
comme dans les rigoureux bodegones espagnols, qui force le
regard à s'accrocher à la chair d'un fruit, pour échapper
à la nudité du fond.
Face à une nature morte, le spectateur est libre d'isoler
l'objet de son choix, qu'il soit précieux ou banal - pourquoi
Cleasz choisit-il d'appeler une de ses natures mortes
La Tourte au Cassis, alors qu'elle contient
tant d'autres choses ? Une table dressée pour un festin nous
fait parfois privilégier un fruit pelé plutôt
qu'une coupe en métal précieux. Dès lors, la
nature morte, si curieuse des choses du quotidien, dans sa dimension
la plus triviale (il s'agit bien souvent d'un repas, même s'il
est servi dans la vaisselle la plus raffinée !), est aussi
la première à s'en émanciper : c'est un autre
système de valeurs qui s'y exerce, qui s'évalue en termes
de couleurs et de composition (pour s'en convaincre, voir la très
foisonnante et rose composition de Lays intitulée
Fleurs et Missel, avec d'énormes
fleurs lascives et des angelots dodus sur le vase : chercher
le missel ; réponse : la caution morale est en bas
à gauche).
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Lays, Fleurs et Missel |
Tout le plaisir est de reproduire ces objets de la vie sensuelle,
qui ont un goût ou un parfum particuliers, ou bien des objets
utiles, en termes picturaux : comme ce panneau de marqueterie
redoublant sur les portes d'un placard le contenu de ce placard, avec
une incroyable minutie -la nature morte a longtemps été
un domaine privilégié de l'illusionnisme, voir du trompe-l'œil,
car on éprouve un véritable amusement à transformer
des objets de consommation en objets de contemplation, sans pour autant
être dupe (c'est le message que nous communique la petite
mouche échappée des portraits et des images
de dévotion de la peinture ancienne, et venue se poser
sur le cadre peint autour de certaines natures mortes hollandaises,
pour nous rappeller que l'on fait semblant de voir quelque chose de
vrai).

Carlo Criveli, La vierge à l'enfant,
fin du XVe s. |
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Maître de Francfort,
Le peintre et sa femme, 1496 |
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