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Le règne des objets

 

Ragueneau : « L'heure du luth viendra,
-c'est l'heure du fourneau ! »
(Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac)

La Joconde est dans les escaliers : dans l'entrée elle a laissé son sceau, sa serpillière et son balai, avec une petite pancarte pour qu'on sache où la trouver si on a besoin d'elle -en effet il n'est pas certain qu'on l'aurait cherchée dans l'escalier, d'habitude elle est plutôt au Louvre derrière une vitre et des remparts de touristes, mais aujourd'hui il semble qu'elle ait quitté son cadre doré pour d'autres aventures. Comme Vénus descendue de l'Olympe pour être prostituée dans « Olympia », Joconde est descendue de son mur pour être concierge, ou femme de ménage -mais à la différence de Vénus, elle ne se montre pas effrontément dans ses nouvelles fonctions, et sa nouvelle carrière nous est seulement indiquée par ces quelques objets. C'est pourquoi cette œuvre de Filliou, appropriation irrévérencieuse de l'oeuvre de Vinci, peut être qualifiée de « nature morte » - on ne voit strictement personne, il y a seulement des objets comme indices d'une présence, et le spectateur peut s'imaginer à son gré la Joconde en blouse de femme de ménage, en train de passer le balai, car les objets laissés là sont évocatoires sans pour autant contraindre son imagination.

La filiation qui existe entre ce rassemblement d'objets et la « vraie Joconde » nous renseigne sur un aspect essentiel de la nature morte : en effet, ce n'est pas anodin si c'est ce genre-là qu'a choisi Filliou pour dégrader la Joconde - la stratégie iconoclaste passe en l'occurrence par ce changement de genre, comme si la nature morte avait un certain talent pour ramener un sujet à sa dimension prosaïque ; et certes son travail est bien de traduire toute action, toute thématique en termes d'objets divers, de nourriture, de vaisselle, c'est à dire de les filtrer pour n'en garder que l'utile et le sensuel. Les artistes sont bien conscients de ce travail de sape, et l'un compose le bouquet de fleurs le plus majestueux avant d'y poser une petite mouche noire et luisante, l'autre une corbeille de fruits joufflus et appétissants, mais un vers ou un autre insecte s'en échappe, et dans la vaisselle la plus précieuse, les plats et les gâteaux sont toujours entamés -gloutonnerie et décomposition sont toujours un peu de mise dans une nature morte, et l'apparente stabilité des choses ne cesse de se défaire. La nature morte a quelque chose à voir avec la vie sensuelle et la finitude, elle nous ramène à la matérialité de notre vie, souvent avec un certain amusement et de l'insolence - ainsi de la nature morte de Filliou, qui fait transpirer la Joconde dans un labeur « qui n'est pas son genre », ainsi également de la nature morte de l'Espagnol Paladino, qui confronte d'eucharistiques morceaux de pain et bassine d'eau avec la flamboyante crinière d'un chou fleur, gras et épanoui.

Paladino, Nature morte

« Nous sommes au pays de Sainte Thérèse d'Avila, la grande sainte ménagère qui n'entrait jamais dans une cuisine sans penser que "le Seigneur marche parmi les marmites" » (Charles Sterling, La Nature Morte). C'est ici la lumière, toute de biais, « qu'on est tenté d'appeler métaphysique, car elle emplit de la grâce de l'esprit ces simples collections d'objets hétéroclites qui, autrement éclairées, ne seraient que de gauches étalages » (Ibid.), qui nous ferait hésiter à consommer ces aliments, peut-être sacrés ; venue se prendre à ce repas fruste, à ces nourritures maigres et humbles, elle les arrache à leur fond noir et nous les désigne - et si le pain était près d'être consacré ? Le pain, les légumes de la nature morte sont là pour nourrir la lumière, et non pas quelque appêtit terrestre ; et pourtant les choses semblent prêtes à se faire manger : on remarque que de la friture, quelques petits poissons (quatre apôtres ?), a été rassemblée dans une feuille de papier - on y voit toute une page sur laquelle quelqu'un a écrit quelque chose avec soin, on distingue des paragraphes et des alinéas qui en font une lettre ou peut-être même un poème : en tous cas, cela ne semblait pas destiné à envelopper du poisson ! « Les vers de mes amis !déchirés !démembrés !/ Pour en faire des sacs à mettre des croquantes ! » (Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac) : les poissons sont ici emballés comme les pâtisseries de Ragueneau, désespéré de voir que ses poèmes servent à faire des sacs en papier !

La nature morte a un ressort comique, car elle ramène toute beauté et toute littérature au règne des objets, elle absorbe le sublime dans ses propres festins, et ne laisse aucun élément en réchapper indemne « Philis !... Sur ce doux nom une tache de beurre ! » . La nature morte laisse notre regard dans l'hésitation - ces aliments, qui pourraient bien disparaître au passage d'une main gloutonne, sont seulement dévorés de lumière mystique.