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ce qui tombe et ce qui reste

 


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Décombre, éboulement, effondrement. La ruine, c'est ce qui tombe (ruere, tomber, s'écrouler). Mais c'est aussi ce qui reste : lent processus de chute et résultat de cette destruction, la ruine demeure : lambeau d'un autre temps, pierres d'un autre âge, percée d'une autre époque dans le présent nostalgique.

Hubert ROBERT, Ruines romaines avec le Colisée

La ruine est fragile. Débris qui sans cesse se fragilise, continue de se désintégrer comme une dentelle de papier se déchirerait petit à petit, la ruine dit la fragilité de tout. Elle illustre l'adage « Vanitas vanitatum » (L'Ecclésiaste) : passage destructeur du temps et de sa faux, mais aussi folie destructrice propre aux hommes. C'est la distinction que Chateaubriand opère dans le Génie du Christianisme (entre œuvres de l'érosion naturelle, et résultats du vandalisme et du bellicisme humains). La ruine en effet rend sensible à l'esprit méditatif le passage, le devenir, le processus : « Les idées que les ruines réveillent en moi sont grandes. Tout s'anéantit, tout périt, tout passe. Il n'y a que le monde qui reste ; il n'y a que le temps qui dure. Qu'il est vieux ce monde ! Je marche entre deux éternités. » (Diderot, Salon de 1767)

Spengler écrivait : « Toute haute culture est une tragédie ». Quand la culture meurt, elle devient civilisation. La ruine se dresse comme l'objet symbolique, référentiel d'une civilisation (passée, mais cela devient redondant) - d'autant plus que, si l'on en croit Hugo (Notre-Dame de Paris, chapitre « Ceci tuera cela »), l'architecture fut longtemps comme le livre de l'humanité, la pierre disant le sens comme plus tard ce seront les livres imprimés qui diffuseront la parole et la pensée. On pouvait « lire la pierre ». Pour l'ère chrétienne l'art architectural fut l'art par excellence : les hommes élaborèrent par des assemblages complexes et habiles de pierres et de bois, un alphabet, une langue. « Le symbole avait besoin de s'établir dans l'édifice », d'où l'érection de « livres sublimes » par la collaboration de Dédale et d'Orphée...La ruine, donc, n'est pas seulement un objet qui reste mais un véritable discours, écho lancinant que la représentation (sa mise en scène) reconduit.

Iconographiquement, la ruine renvoie presque invariablement à la mélancolie. Comme la ruine ne fait jamais que tomber, le mélancolique s'abîme ; il sombre : dans le gouffre de sa psychè, au fond de l'Enfer dantesque, cette vase où les « acediosi » se noient, dans le puits que James emplit de ses larmes dans As you like it, ou dans cette glace qui étreint mortellement le bateau de C. D. Friedrich (Le Naufrage). La ruine écrase, du poids de tous les siècles. La ruine dans le paysage, c'est le menton dans la paume de la main de la « Madeleine Terff » de Georges de La tour, c'est le cygne baudelairien englué dans la poussière (mais aussi, justement, perdu au sein du bric-à-brac archéologique du Louvre...), ou le sablier. La ruine touche, ici, à la vanité. Elle est un peu ce crâne éclairé par cette flamme vacillante. Mais si elle signifie les ambitions humaines en tant qu'illusoires, elle représente de surcroît, en soi, leur réalisation concrète - ce que, sans doute, la vanité ne dit pas. La vanité insiste sur notre matérialité, ce que Michaux appelait ce « misérable miracle » de la vie : fulgurant passage précaire et si sensuel, si charnel, qu'il n'en reste au monde qu'un corps décomposé...La ruine, elle, incarne en revanche la grandeur humaine, même si anéantie, sa capacité à véritablement construire voire à créer du beau, même si c'est éphémère. Si l'orange pelée et entamée dit bien la trivialité de notre existence physique et individuelle, la ruine dit rétrospectivement la grandeur d'un empire, la puissance militaire et économique,  l'accomplissement artistique, la ferveur religieuse d'une collectivité.

Claesz, Vanité Sébastien STOSKOPF, Vanité, Strasbourg, Musée des Beaux-arts

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