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ce qui tombe et ce qui reste

 


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Volney, Diderot, Chateaubriand, ont exalté la ruine en tant que vestige architectural de l'Antiquité qui fait surgir tout un monde -dans la psychè du spectateur-, éteint par le passage des siècles mais plus que jamais vivant dans un aujourd'hui fait de réminiscences et de filiations. De la Renaissance, fascinée par l'antique (la ruine, marque plastique des Arcadies révolues), au romantisme, avide d'images des civilisations grandes et éteintes, d'inattendues rencontres entre fleurs sauvages et vieilles voûtes romanes, la peinture et la littérature se font le relais du goût pour la ruine. S'intéresser à la ruine, la regarder en tant que telle, l'exalter ou la conserver, la protéger de dégradations ultérieures implique sinon un sentiment du patrimoine en tout cas une valorisation de l'Antiquité qui sont historiquement datés. Françoise Choay, dans L'allégorie du patrimoine, date leur apparition dès ce que Panofsky a nommé les « renascences », proto-Renaissance (11e, 12e siècles) qui se distingue par son intérêt antiquisant pour les ruines de la Rome classique, encore abandonnées aux herbes folles ou comblées et occupées par les vivants (les arches du Colisée étaient colonisées par des habitations, des ateliers, des entrepôts, de même que le Circus Maximus ou le théâtre de Pompée, qu'occupaient marchands et tavernes). Un intérêt plus général et plus organisé pour les ruines se révèle au Quattrocento. Un nouveau regard « métamorphose les édifices antiques en objets de réflexion et de contemplation » (F. Choay). La peinture de Poussin et du Lorrain découle de cette nouvelle optique, qui intègre la ruine dans un monde idyllique et arcadien. Au XVIIe siècle, la peinture des ruines devient de fait un genre consacré, qui a ses recettes et ses topoï. Colonnes, arches, arc de triomphe éboulé, restes de temples, jusqu'à l'infime fragment d'autel en marbre blanc, la ruine, forcément antique, ne manque jamais aux paysages, scènes mythologiques ou historiques.

POUSSIN, Campo Vaccino, Rome - Musée du Louvre

Aux XVIIIe et XIXe siècles, la perspective change quelque peu : le goût de la ruine s'étend à toute ruine, toute époque : tout vestige vaut en tant que tel, qu'il soit celui d'une rotonde grecque ou d'un baptistère gothique. C'est le corollaire du goût de l'époque pour l'exotisme, et sa tendance au relativisme historique. On valorise la ruine en tant que stimulant de la méditation, de la rêverie. Diderot en énonce la poétique :

« L'effet de ces compositions, bonnes ou mauvaises, c'est de vous laisser dans une douce mélancolie. Nous attachons nos regards sur les débris d'un arc de triomphe, d'un portique, d'une pyramide, d'un temple, d'un palais, et nous revenons sur nous-mêmes. Nous anticipons sur les ravages du temps, et notre imagination disperse sur la terre les édifices mêmes que nous habitons. A l'instant, la solitude et le silence règnent autour de nous. Nous restons seuls de toute une génération qui n'est plus ; et voilà la première ligne de la poétique des ruines. »

Comme le remarque Roland Mortier (La poétique des ruines en France, 1974), « La méditation de Diderot se veut ici plus prospective que rétrospective. La ruine fait moins rêver sur ce qui fut que sur ce qui sera ou plus exactement sur ce qui ne sera plus. Le mouvement d'esprit renverse la démarche de Pétrarque ou celle de Du Bellay. La rêverie sur les ruines était une mémoire, la voici devenue une anticipation. » Hubert Robert anticipe même sur la destruction : l'imaginaire de la ruine en vient à voir le monde à l'aune de son propre futur, c'est-à-dire de son inéluctable précarité. « La grande Galerie du Louvre en ruines » nous projetant dans un futur sinon inéluctable en tout cas probable, crie la vanité des civilisations et des empires, malgré tout le prestige et l'apparente solidité dont ils jouissent.

Hubert ROBERT, L'arc de triomphe en ruines, le joueur de cartes

H. Robert, mais aussi Ledoux, l'architecte Bélanger, spécialiste en « bagatelles » et « folies » (pour leurs jardins, le comte d'Artois, B. de Saint James, Marie-Antoinette acquiescent à cette mode : pas un chemin ou un bosquet sans un ermitage moussu ou quelque statue de Vénus faussement rongée par le temps ) ne cessent de représenter et/ou reconstruire un univers souvent hétéroclite, amalgame de divers passés, divers civilisations. La ruine devient factice (ce sont des « fabriques »), comme dans le Désert de Retz : étrange édification d'un passé, lui-même fantasmé par une époque devenue médiévaliste du fait de sa nostalgie pour l'Ancien Régime, et revu à la lumière de son devenir. J. Guillerme parle à ce propos d'« un passé de roman dans une errance de l'imagination uchronique ». On cherche à picturaliser la nature : à faire du jardin un reflet des paysages classiques de Poussin ou du Lorrain. Ledoux donne à ses créations un aspect enseveli (c'est « l'architecture ensevelie » des gravures de Piranesi), comme les ruines antiques que l'on venait de découvrir et qui ont tant frappé l'imaginaire des architectes « utopistes » de l'époque.

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