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ce qui tombe et ce qui reste

 


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Le romantisme trouve dans la ruine une puissante image du « mal du siècle ». L'homme romantique se projette dans la ruine, il y voit comme une allégorie de sa propre existence. Empathie avec la ruine que Chateaubriand, dans le Génie du Christianisme, promeut en véritable esthétique : « Les ruines sont plus pittoresques que le monument frais et entier. Les ruines permettent d'ajourer les parois et de lancer au loin le regard vers les nues, les montagnes » (nous soulignons). Selon lui donc, grâce aux ruines, par essence édifices troués par le temps, « l'horizon recule ». En ce sens la ruine serait comme la condition de possibilité, ou plus précisément, le relais du regard sur le paysage. Avatar romantique du dispositif miroitant de Brunelleschi, de la fente de la camera obscura ou encore du motif de la fenêtre ouverte sur le monde derrière une figure humaine (qui introduit toute la peinture de paysage occidentale), la ruine apparaît dès lors comme un filtre. Le regard qui passe par le crible de la ruine découvre un paysage surdéterminé par tous les âges qu'il (et l'humanité avec lui) a traversé. Curieusement, le regard qui passe par la ruine pour regarder le paysage dans un même temps humanise puissamment celui-ci (projection) mais aussi l'autonomise, en tant que manifestation de la nature naturante (chez Diderot en particulier) et/ou naturée (marque de la divinité). D'où, dans ce second mouvement, la naissance du sentiment de sublime : c'est face à la ruine, marque de l'éphémère humain, que le paysage m'apparaît d'autant plus souverain.

Hubert ROBERT, Ruines antiques, jeunes filles devant une statue de l'abondance

 

Mystique sacralisante, monumentalisation anachronique ou artificielle a posteriori, le rapport à la ruine est ambivalent. On pourrait souvent y voir l'attachement à tout ce qui a apparence de passé qu'Aloïs Riegl appelle « valeur d'ancienneté », valeur qui fait plus intervenir l'affectivité que le jugement historien. Plus qu'une « image survivante », la ruine est un morceau de réel, ces pierres dures, ces pans de mur qui restent malgré les pluies et le vent au centre du paysage, au détour du chemin : un objet survivant et résistant. La ruine a ceci de spécial qu'elle ne dit ni l'accomplissement ni l'aboutissement, comme veulent le dire l'œuvre. Elle serait comme l'envers du chef-d'œuvre, fantasme et fantôme qui parcourt tout l'art occidental, art qui rêve de maîtrise, d'achèvement et d'immortalité. Elle serait l'avertissement -salutaire ?- que toute œuvre d'art est mortelle ; mais sa représentation implique en un même temps que le déclin naturel et inéluctable, la triste décomposition physique sont, aussi et surtout, moyens d'artialisation et supports d'un art qui se veut et se dit « filial ».

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