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Oldenburg, From the entropic library


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Né à Stockolm en 1929, Claes Oldenburg est un des représentants majeurs du Pop'Art. Il effectue des études à Yale et à l'Art Institut de Chicago. Son arrivée à New York City en 1956 représente un tournant décisif dans son œuvre : marqué par le spectacle de la rue, de la foule, des graffiti, il organise avec Dine, Samaras et Kaprow les premiers happenings, à la Judson Gallery. Dans la lignée de l'art brut défendu par Jean Dubuffet, il commence à exposer des sculptures faites de papier mâché ou de carton et inspirées par l'environnement urbain. Le réalisme des objets (tube de dentifrice, cake, interrupteur...) est contrebalancé par leur matériau (mousses, résines, plastique « fourrés » afin de donner un aspect gonflé ou dégonflé) et leurs proportions démesurées. Oldenburg s'empare des objets domestiques les plus quotidiens pour les transformer, les monumentaliser et les associer en d'étranges rencontres. Ce serait en termes de sculpture le mariage d'un monstrueux parapluie avec une colossale machine à coudre sur une table de dissection en vinyl. Depuis 1965, Oldenburg conçoit des œuvres-monuments aux dimensions non plus de la galerie mais de l'espace urbain.

Devant nous, une monumentale sculpture, ou plutôt une nature morte de livres, compacte et éparpillée à la fois, sèche et croulante. Sur un socle, nous voyons une sorte de sédimentation verticale et oblique de couvertures, de pages, de feuillets arrachés, entre deux serre-livre. Des mots (objets-texte manuscrits) se sont apparemment échappés de cette étagère et sont allés tomber aux alentours - à nos pieds. L'ensemble semble avoir été grignoté, comme les vieilles pierres d'une ruine : par le temps ? l'humidité ? les mites ? Quel géant a abandonné ainsi sa bibliothèque ? Le titre nous indique : nous voici devant les vestiges fragmentaires d'une bibliothèque, qui aurait connu une mort suivie alors d'une lente évolution, à savoir la ruine en tant que processus.

From the entropic library a été créé conjointement par Oldenburg et Coosje van Bruggen. L'œuvre prend place à un moment important de la carrière de l'artiste : après le travail sur le « Coltello », fait de couleurs vives, de dynamique et de performance. L'heure est, pour Oldenburg en 1989, à un travail plus statique, plus nuancé, plus architectural. From the entropic... était destiné à apparaître dans l'exposition « Magiciens de la Terre » de Jean-Hubert Martin en 1989 à Paris : l'objectif de la manifestation était de mettre en valeur l'art de ce que l'on a pu appeler le Tiers-Monde, et de dépasser la notion plus que réductrice d' « art primitif » ; les artistes appartenaient à la fois à l' « Occident » et aux pays africains, sud-américains, sud-asiatiques. Il s'agissait de mettre en relation toutes les œuvres d'art, au-delà de leur provenance géographique. A ce titre, la tête d'éléphant, motif récurrent chez Oldenburg, est sursignifiante. Représentative selon lui du continent Afrique, elle symbolise aussi, reliée à un moteur (l'hélice qui termine leur trompe), l'Afrique en danger, assaillie par la néo-colonisation industrielle et pollueuse. La figure de l'éléphant permettait aussi d'introduire le symbole de la mémoire longue, bien supérieure à la mémoire humaine, qui trouve refuge dans les livres, sans toutefois avoir l'assurance de perdurer, vu leur abandon...Autour de la sculpture, comme mythe originel, Van Bruggen avait en effet inventé la fiction suivante : quelque part en Afrique un explorateur européen se crée une petite bibliothèque (et place des papiers, des billets, des notes à l'intérieur de ses livres) qu'il réussit à éclairer à l'électricité. Un jour, il doit quitter les lieux - et ne revient jamais. Alors, la bibliothèque, mangée par le temps et la nature tropicale, meurt. Pas à nos yeux, cependant.

Justement : Oldenburg accomplit le défi de créer une oeuvre qui est à la fois profondément statique et puissamment dynamique : morceaux d'objets morts, la bibliothèque est aussi en mouvement, puisque toute chose continue d'évoluer même dans la mort (pourrissement, écroulement, éboulement). Oldenburg disait que « Les choses ont une présence uniquement lorsqu'elles sont seules. » La lente décomposition produit de la chute ; d'où cette inquiétante impression d'équilibre en sursis, menaçant de crouler sur son vivant spectateur. On voit en quelque sorte de la mort en devenir. D'ailleurs, les objets, entaillés, mutilés, déchirés se pressent entre eux, se tombent dessus, se détruisent encore mutuellement (comme ce fil de fer rouge qui semble menacer d'agir comme un ressort sur la masse en suspens). Ils jaillissent, se dispersent. En outre, le matériau choisi permet de bien rendre les effets de compression et de torsion des livres : résine assez élastique, elle mime l'action plastique du poids et du temps. Statique (l'ampoule étant brisée, même la lumière a disparu, elle ne peut plus faire jouer les objets dans les lueurs et les ombres), l'ensemble donne pourtant l'impression d'un tout en tension. Je perçois alors quasiment le socle comme une protection à un éventuel jet de miettes-vestiges (mais des miettes colossales !). Une lettre, un mot, pesants de siècles et de poussière, ne pourraient-ils pas encore tomber ? Ne pourrais-je pas moi-même être (r)attrapée par la chute, le bris?

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