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Oldenburg, From the entropic library


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Aux 14e et 15e siècles on peignait des livres dans les natures mortes : ces vénérables in-quarto reliés et moraux, d'Evangiles en patristique, ou ces petits livres pieux qui insistent sur le caractère éphémère de l'existence. Dans ce faux désordre, ces pages ouvertes, encore en suspens, on saisirait presque l'ombre du lecteur s'éloignant. Van Gogh reconduisit le motif dans Livres. Pareillement, le crâne ou la bougie précaire de la vanité baroque jouxtent souvent un livre. Morale : même les plus grands écrits, les plus grands mots, sont destinées à périr, à passer, comme l'encre noire passe, s'affadit, jusqu'à devenir illisible. Le livre non-lu, lui-même est un mort. Les feuilles non feuilletées ne respirent plus. Or, ici, Oldenburg élève un monument à cette désintégration. Oldenburg inscrit dans la pierre (la résine, mais celle-ci a une apparence calcaire) la mortalité et de la pierre et du papier, et de la pensée. En d'autres termes, From the entropic library est une colossale monumentalisation de l'impossibilité de monumentaliser. Le socle, parergon montrant du doigt l'œuvre en tant qu'œuvre d'art, contribue et à l'aspect de Monument (officiel, bien délimité, élevé au sens physique) et à la picturalisation de l'œuvre : on a une vanité en volume, une sculpture peinte. L'ampoule en ce sens est un avatar de la bougie de la vanité du 17e siècle. D'ailleurs, le choix d'une apparence de pierre, et non de plastique, de vinyl comme dans les objets « monstrueux » qu'Oldenburg réalisa dans les années soixante semble ériger ironiquement l'auteur en sculpteur officiel de commandes publiques (en l'occurrence il s'agissait bien d'une commande). L'artiste a livré sa commande, solide et monumentale, mais il délite du même coup toute la structure de croyances qui rêve l'immortalité de l'œuvre. Il contamine même tout l'environnement muséal dans lequel l'œuvre apparaît puisqu'il souligne la précarité des œuvres voisines...

Oldenburg Sébastien STOSKOPF, Vanité, Strasbourg, Musée des Beaux-arts

La succession de couches épaisses et colorées de papier, de matériaux suggère bien la sédimentation du temps : la bibliothèque abandonnée comme la terre feuilletée de Pompéi. Dans une atmosphère borgessienne de bibliothèque énigmatique, de lettres perdues rendues peut-être magiques par leur isolement (elles rayonnent sans contexte syntaxique) et leur âge, les mots « futility », « smashingly » et « beautiful » se détachent. Eparpillés comme, selon les termes des auteurs, des insectes morts, essentiellement fragmentaires et mystérieux, ces mots appartiennent à une parole qui aurait été mutilée par les âges. Il s'agit de l'écriture manuscrite d'Oldenburg : l'artiste serait-il en train de monumentaliser sa propre production conceptuelle ? Ou bien, ne désigne-t-il pas du même mouvement sa voix comme, fondamentalement « parole en archipel » ? Ces mots éparpillés, qui ne nous parlent plus, disent la ruine du langage, qui devient, petit à petit, lettre morte.

Les taches d'encre font penser aux collages dada, au goût des surréalistes pour les mots arrachés, hors-contexte, l'affiche et la réclame, l'enseigne - poétique baudelairienne et benjaminienne que l'on reconduisit dans les années 60 et 70, des films de Godard aux œuvres de Ben. Oldenburg le dit lui-même, il fut fasciné à son arrivée à New York City, par la profusion de l'écrit sur les murs, affiches, graffiti, signatures et slogans en tous genres. Pas un mur vierge de cette cahotante et féconde écriture. La ville dont les pierres parlent : c'est là en quelque sorte l'improbable et inattendue retrouvaille de l'architecture et de l'imprimerie, distinction qu'avait magistralement opérée Victor Hugo dans Notre Dame-de-Paris. Celui-ci démontrait que le règne de l'imprimé ferait taire à jamais le langage des pierres ; pas exactement...les murs se sont faits supports des cris de New York. From the entropic library dit la rencontre du geste d'écriture et de la pierre. Mais ces taches d'encre sont également la métonymie du geste de peintre d'Oldenburg, qui a toujours aimé lancer, répandre, faire dégouliner la peinture sur ses objets. De là ressort une double figure de peintre : peintre-« dripper », mais aussi « découpeur de formes », comme le dernier Matisse agençait ses papiers découpés et colorés de gouache (la forme de ces taches fait signe en effet vers les formes organiques et florales matissiennes).

 

La force de gravité est pour Oldenburg « sa force créatrice de forme préférée ». Oldenburg était donc tout destiné à utiliser le motif de la ruine : objet à la fois mort et en devenir, qui dans sa chute produit des agencements improbables et inattendus. De fait, From the entropic library nous donne à voir le devenir de la sculpture, en l'anticipant. Angoisse du créateur : que deviendra après ma mort, mon livre, ma sculpture ? La vie autonome et informante de cette bibliothèque semble être une réponse en pied-de-nez drolatique à cette angoisse. Mais elle y répond d'ailleurs, aussi, de manière poétique : du conte inventé par van Bruggen à ce gigantisme de dessin animé, l'œuvre renvoie à ces rêves que l'on faisait enfant : nos jouets qui s'animeraient pour vivre une existence propre pendant notre sommeil.

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