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passages

1. Baudelaire : L'Amour et le Crâne

Vieux cul-de-lampe
L'Amour est assis sur le crâne
De l'Humanité,
Et sur ce trône le profane,
Au rire effronté,Souffle gaiement des bulles rondes
Qui montent dans l'air,
Comme pour rejoindre les mondes
Au fond de l'éther.Le globe lumineux et frêle
Prend un grand essor,
Crève et crache son âme grêle
Comme un songe d'or.J'entends le crâne à chaque bulle
Prier et gémir:
- "Ce jeu féroce et ridicule,
Quand doit-il finir?Car ce que ta bouche cruelle
Eparpille en l'air,
Monstre assassin, c'est ma cervelle,
Mon sang et ma chair!"

Charles Baudelaire (1821- 1867)

 

2. Qohélet

Paroles de l'Ecclésiaste, fils de David, roi de Jérusalem.
Vanité des vanités, dit l'Ecclésiaste, vanité des vanités, tout est vanité.
Quel avantage revient-il à l'homme de toute la peine qu'il se donne sous le soleil?
Une génération s'en va, une autre vient, et la terre subsiste toujours.
Le soleil se lève, le soleil se couche; il soupire après le lieu d'où il se lève de nouveau.
Le vent se dirige vers le midi, tourne vers le nord; puis il tourne encore, et reprend les mêmes circuits.
Tous les fleuves vont à la mer, et la mer n'est point remplie; ils continuent à aller vers le lieu où ils se dirigent.
Toutes choses sont en travail au delà de ce qu'on peut dire; l'œil ne se rassasie pas de voir, et l'oreille ne se lasse pas d'entendre.
Ce qui a été, c'est ce qui sera, et ce qui s'est fait, c'est ce qui se fera, il n'y a rien de nouveau sous le soleil.
S'il est une chose dont on dise: Vois ceci, c'est nouveau! cette chose existait déjà dans les siècles qui nous ont précédés.
On ne se souvient pas de ce qui est ancien; et ce qui arrivera dans la suite ne laissera pas de souvenir chez ceux qui vivront plus tard.
Moi, l'Ecclésiaste, j'ai été roi d'Israël à Jérusalem.

 

3. Girard

En réalité, pour les hommes, la découverte de ce que nous appelons la mort et la découvert de ce que nous appelons la vie ne doivent faire qu'une seule et même chose car c'est à partir du processus victimaire, une fois de plus, que ces « concepts » se révèlent à l'homme ; il suffit de réfléchir aux données de ce processus et à la méconnaissance nécessaire dont il fait l'objet, pour comprendre que cette conjonction du plus mort et du plus vivant ne constitue pas plus la « confusion » de deux idées que l'intuition géniale de quelque esprit absolu.

Au moment où la violence s'interrompt, où la paix s'établit, la communauté a son attention fixée sur cette victime qu'elle vient de tuer ; elle découvre le premier cadavre, en somme. Mais comment le découvrirait-elle au sens qui est le nôtre, au sens de la mort naturaliste, puisque ce cadavre signifie pour cette communauté le retour à la paix, l'avènement de toute possibilité culturelle, c'est-à-dire, pour les hommes, de toute possibilité de vie. C'est aux vertus réconciliatrices de la victime émissaire qu'il faut attribuer chez les hommes, la découverte conjointe, sur le même cadavre, de tout ce qui peut se nommer mort et de tout ce qui peut se nommer vie. La mort se manifeste d'abord comme un formidable influx de vie. Pour comprendre la conception religieuse de la mort, il suffit d'admettre qu'elle constitue l'extension à tous les membres de la communauté, quand il leur arrive de mourir, pour une raison ou une autre, de l'ensemble dynamique et signifiant constitué à partir de la victime émissaire.

Tiré de R. Girard, Des choses cachées depuis la fondation du monde

 

4. Li Bo

Chanson du lac Qiu-pu

Cheveux blancs longs de trois mille aunes
Aussi longs : tristesse et chagrin
Dans l'éclat du miroir, d'où viennent
Ces traces givrées de l'automne ?

 

5. Wang Wei

A Monsieur le conseiller Zhang
Sur le tard, je n'aime que la quiétude
Loin de mon esprit la vanité des choses
Dénué de ressources, il me reste la joie
De hanter encore ma forêt ancienne
La brise des pins me dénoue la ceinture
La lune caresse les sons de ma cithare
Quelle est, demandez-vous, l'ultime vérité ?

- Chant de pêcheur, dans les roseaux, qui s'éloigne

 

6. Xuan Je

Cantique de la Voie II

Pur miroir du cœur, reflet infini
Eclairant le vide aux mondes sans nombre
En lui toutes choses se montrent, ombres, lumières
Perle irradiante : ni dedans ni dehors

 

7. Montaigne

Une seule corde ne m'arreste jamais assez. Il y a de la vanité, dites vous, en cet amusement ? Mais où non ; Et ces beaux preceptes, sont vanité, et vanité toute la sagesse. Dominus novit cogitationes sapientium, quoniam vanæ sunt. Ces exquises subtilitez, ne sont propres qu'au presche. Ce sont discours qui nous veulent envoyer tous bastez en l'autre monde. La vie est ut mouvement materiel et corporel : action imparfaicte de sa propre essence, et desreglée : Je m'employe à la servir selon elle.

Qiusque suos patimur manes.

Sic est faciendum, ut contra naturam universam nihil contendamus : ea tamen conservata, propriam sequamur. A quoy faire, ces poinctes eslevées de la philosophie, sur lesquelles, aucun estre humain ne se peut rasseoir : et ces regles qui excedent nostre usage et nostre force ? Je voy souvent qu'on nous propose des images de vie, lesquelles, ny le proposant, ny les auditeurs, n'ont aucune esperance de suivre, ny qui plus est, envie. De ce mesme papier où il vient d'escrire l'arrest de condemnation contre un adultere, le juge en desrobe un lopin, pour en faire un poulet à la femme de son compagnon. Celle à qui vous viendrez de vous frotter illicitement, criera plus asprement, tantost, en vostre presence mesme, à l'encontre d'une pareille faute de sa compaigne, que ne feroit Porcie. Et tel condamne les hommes à mourir, pour des crimes, qu'il n'estime point fautes. J'ay veu en ma jeunesse, un galant homme, presenter d'une main au peuple des vers excellens et en beauté et en desbordement ; et de l'autre main en mesme instant, la plus quereleuse reformation theologienne, dequoy le monde se soit desjeuné il y a long temps. [...]

Ceste opinion et usance commune, de regarder ailleurs qu'à nous, a bien pourveu à nostre affaire. C'est un object plein de mescontentement. Nous n'y voyons que misere et vanité. Pour ne nous desconforter, nature a rejetté bien à propos, l'action de nostre veuë, au dehors : Nous allons en avant à vau l'eau, mais de rebrousser vers nous, nostre course, c'est un mouvement penible : la mer se brouïlle et s'empesche ainsi, quand elle est repoussée à soy. Regardez, dict chacun, les branles du ciel : regardez au public : à la querelle de cestuy-là : au pouls d'un tel : au testament de cet autre : somme regardez tousjours haut ou bas, ou à costé, ou devant, ou derriere vous. C'estoit un commandement paradoxe, que nous faisoit anciennement ce Dieu à Delphes : Regardez dans vous, recognoissez vous, tenez vous à vous : Vostre esprit, et vostre volonté, qui se consomme ailleurs, ramenez là en soy : vous vous escoulez, vous vous respandez : appilez vous, soustenez vous : on vous trahit, on vous dissipe, on vous desrobe à vous. Voy tu pas, que ce monde tient toutes ses veuës contraintes au dedans, et ses yeux ouverts à se contempler soy-mesme ? C'est tousjours vanité pour toy, dedans et dehors : mais elle est moins vanité, quand elle est moins estendue. Sauf toy, ô homme, disoit ce Dieu, chasque chose s'estudie la premiere, et a selon son besoin, des limites à ses travaux et desirs. Il n'en est une seule si vuide et necessiteuse que toy, qui embrasses l'univers : Tu és le scrutateur sans cognoissance : le magistrat sans jurisdiction : et apres tout, le badin de la farce.

 

8. Kierkegaard

On peut comparer l'angoisse au vertige. Quand l'œil vient à plonger dans un abîme, on a le vertige, ce qui vient autant de l'œil que de l'abîme, car on aurait pu ne pas y regarder. De même l'angoisse est le vertige de la liberté, qui naît parce que l'esprit veut poser la synthèse et que la liberté, plongeant alors dans son propre possible, saisit à cet instant la finitude et s'y accroche. Dans ce vertige la liberté s'affaisse. La psychologie ne va pas jusque-là et refuse d'expliquer outre. Au même instant tout est changé, et quand la liberté se relève, elle se voit coupable. C'est entre ces deux instants qu'est le saut, qu'aucune science n'a expliqué ni ne peut expliquer. L'homme qui devient coupable ans l'angoisse, sa culpabilité est aussi ambiguë que possible. L'angoisse est une défaillance féminine où la liberté s'évanouit, et psychologiquement la chute n'a toujours lieu qu'en état de défaillance ; mais en même temps l'angoisse est la chose la plus farouchement personnelle, et nulle manifestation concrète de la liberté n'est aussi jalouse du moi que l'est le possible de n'importe quelle concrétion. On retrouve encore ici cet accablement qui détermine l'ambiguïté de l'individu, son état de sympathie et d'antipathie. Dans l'angoisse cet infini égotiste ne nous tente pas, comme lorsqu'on est devant un choix , mais nous ensorcelle et nous inquiète de sa douce anxiété.

Tiré de S. Kierkegaard, Le concept de l'angoisse, « l'angoisse subjective »