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la foire aux vanités

 

La foire aux vanités
d'une Nature morte au crâne de P. de Champaigne, au Schädel de G. Richter

Trois siècles séparent la Nature morte au crâne de Philippe de Champaigne, et le Schädel de Gerhard Richter, mais un même motif inaltérable rapproche ces oeuvres : le crâne, figure emblématique de la mort, et condition du genre de la vanité. Toutefois, dans le tableau moderne, le vase à la tulipe et le sablier, ces objets symbolisant la fuite du temps ou le dépérissement des biens terrestres, ont disparu de la représentation, cédant la place à un crâne solitaire. Chez Champaigne, vase et sablier font péristyle autour du crâne : le regard ne peut que se plier à cette logique de double encadrement et suivre un parcours qui le ramène inlassablement au motif central; le caractère symbolique de ces images de contenants (le verre) et de contenus (la fleur, le sable) semble indiquer figurativement le contexte intellectuel, religieux et artistique d'où ils sont issus : le vocabulaire iconographique des vanités est à trouver dans les livres d'emblèmes, l'esthétique du tableau est proche de l'idéal ascétique de Port-Royal, dont P. de Champaigne est le peintre attitré. Le crâne de Richter, lui, semble délocalisé, sans origine, mais souverain et autonome.

 

Vanité narcissique ?

Si la vanité de Champaigne tient en apparence un discours à trois voix, relayèes par le fléchage des ombres, l'inclinaison du pétale et la verticalité symétrique des objets, le crâne de Richter reste dans un véritable quant-à-soi - son propre reflet lui donnant la réplique dans un dialogue narcissique : s'agit-il d'une réactivation des « vanités au miroir », qui représentaient des coquettes absorbées par leur reflet? Ou bien, faut-il plutôt voir là un rappel du caractère trompeur de toute représentation illusionniste - propos déjà inscrit dans le discours des vanités traditionnelles sur la peinture-même ? Une stigmatisation du vice de la satisfaction esthétique ? Ou la prise de pouvoir d'une figure qui, post-mortem, continuerait de rejeter toute possibilité de ce discours moralisant, voire rédempteur, propre aux vanités du XVIIe ? Dans cette hypothèse, Narcisse persistant après la mort dans la contemplation de soi, toute parole sainte ou institutionnelle sur la vanité, toute recommandation adressée aux mortels serait ici mise en échec.

 

Le temps dans les vanités

Si les vanités anciennes nous parlent du temps et de la mortalité, et si, toutes figées et bien conservées qu'elles sont, elles parviennent paradoxalement à nous les suggérer, l'anti-vanité de Richter parvient au même résultat sans dispositif symbolique : le vase et le sablier de P. de Champaigne sont relayés par le passage du fond sombre au fond clair; par une ligne de démarcation décalée, presque mouvante; par l'orientation de profil du crâne et son regard porté vers la droite, qui font surgir une sorte de frise chronologique. Cette composition évoque bien à sa manière, la fuite du temps; elle exhibe elle aussi une transcendance visée par le crâne. On peut en effet relier le Schädel aux vanités qui jadis transmettaient un message de salut ou d'espérance, si l'on considère ce détail : le crâne est orienté vers le fond clair. La vanité de Richter reste cependant déchirée, désespérée, si l'on tient compte du fait que le crâne est écartelé entre fond clair et fond sombre.

 

L'inquiétante étrangeté

D'un tableau à l'autre, les différences de systèmes chromatiques sont intéressantes: chez Champaigne, des tons bruns, doux, rehaussés par le rose orangé de la tulipe, habillent la toile d'une domesticité qui parle d'une Mort presque familière, représentée déjà dans cette tonalité depuis longtemps sur les revers de portrait figurant un squelette, des danses macabres, des tableaux de crâne décoratifs - des peintures qui installaient la Mort dans les foyers. Chez Richter, il s'agit d'une vanité polaire sur fond de triade noir-blanc-gris, dans laquelle fait transition le support du crâne, une pure surface continue à l'éclat métallique, littéralement réfléchissante - étrangement inquiétante; la nature morte au crâne posait ses trois objets sur une pierre qui s'apparentait à une table d'autel ou de sacrifice, inscrivant ainsi le crâne de Champaigne dans un registre sacramentel ; le crâne de Richter fait apparaître la mort comme épiphanie abstraite, hors de tout temps humain ou spirituel.

Memling, polyptique

 

La question du regard

Sur chacun des deux tableaux, le format du crâne est à taille réelle; cependant, le motif est traité différemment sous le rapport de l'échelle. En effet, les objets de Champaigne occupent presque toute la surface de la toile, ce qui donne à penser qu'un mécanisme de re-présentation, de monstration est à l'œuvre, rejetant le fond dans une obscurité indécise; le spectateur est invité à entrer dans la toile par les degrés formés par la table d'autel, et à concenterer leur attention sur le crâne, objet focal du dispositif. Inversement, bien que dans Schädel, le crâne soit placé à l'exacte intersection des trois plans colorés, Richter, lui, n'installe pas son crâne au centre géométrique de la toile, mais le décale vers la gauche, ménageant ainsi un espace de vertige derrière et au-dessus de l'objet; par ailleurs, la surface patinée du tableau déconcerte le spectateur, en l'invitant à multiplier les axes d'observation de la toile. Enfin, au moyen d'une technique similaire, la peinture à l'huile, les deux tableaux obtiennent des rendus très différents : chez Champaigne, une représentation illusionniste, qui révèle sa picturalité en dissimulant son caractère artificiel, précisément dans le souci de la finition et du détail ; chez Richter, une esthétique du flou photographique, dont l'effet est de susciter un suspens dans la contemplation du spectateur - facture ambigüe, qui vise sans doute à énoncer cette crise du regard à l'oeuvre dans le questionnement de la peinture contemporaine sur elle-même.