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La mouche et le bœuf


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Inventaire   Plaisirs

Mais la mouche illusionniste conduit à d'autres plaisirs : c'est un jeu que de reconnaître l'illusion, c'en est un autre (ou le même peut-être, mais à l'envers ?) que de chercher à identifier l'objet quotidien transfiguré par la main de l'artiste - ainsi fait Ponge dans Le Parti Pris des Choses, où il approche de si près les objets communs (du reste, son choix n'est pas non plus anodin puisqu'il s'agit souvent de « choses » empruntées à la nature morte hollandaise, telles que « la bougie », « l'huître », « le pain »), qu'il les rend complètement méconnaissables : Ponge évite de décrire l'homme « parce que 1) l'on nous en rebat un peu trop les oreilles 2) etc. » mais il nous rappelle qu'à travers tous ces objets « c'est l'homme qui est le but » : car ces défigurations d'objets nous font sentir tout le plaisir bien humain de la manipulation du langage. La nature morte, ainsi écrite, ou peinte, nous fait toujours sentir en creux la présence de l'homme : qui a bu dans mon verre ? qui a mangé ma soupe ? et agencé ces objets ? ou bien, qui va festoyer à cette table ? - et quel est celui qui a peint ces objets sous un jour si particulier ?

Rembrandt, Bœuf écorché
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Soutine, Bœuf écorché
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Le style déborde l'objet, ce qui est rendu manifeste par exemple chez Soutine, reprenant dans sa boucherie personnelle le Bœuf écorché qu'avait peint Rembrandt : c'est une belle pièce de rouge qu'il nous fait voir là, en nous faisant sentir toute la jubilation contenue dans cette viande béante, qui est l'occasion pour le geste du peintre de se montrer - chez Soutine, mais déjà chez Rembrandt, la touche de peinture ne se dissimule pas, on voit la trace du pinceau ( le geste de l'artiste est mis à nu avec les entrailles de la bête). Dans l'agencement parfois très dense d'une nature morte est donc rassemblé tout un imaginaire, que l'observation détaillée vient déployer : le désordre évoqué plus haut, qui conduisait l'attention à isoler les objets, est aussi l'empreinte d'un passage. En effet, dans l'immobilité des objets ( ce que signifie la traduction anglaise de « nature morte » par « still life ») est contenu un mouvement, que Claudel analyse comme « un arrangement en train de se désagréger », nous rendant sensible à ce mouvement suspendu : « On dirait que (ces objets) vont tomber. C'est une serviette ou un tapis en train de se défaire, une gaine de couteau qui se détache... » : Claudel voit ainsi dans les natures mortes de Claesz tous les symboles de cette temporalité, une pelure suspendue le ressort détendu du temps, une conque, ce même temps remonté (enroulé), le vin immobile dans sa coupe, l'éternité (et l'on retrouve ces éléments dans la nature morte de Peyret qui figure à l'exposition). Ainsi la nature morte, toute triviale qu'elle paraisse, et à travers ses représentations de la vie sensuelle, ouvre un imaginaire tout à fait extraordinaire, nous invitant à imaginer le geste que l'artiste exerce sur ces objets, ainsi que le déploiement du temps, fatalement impliqué par l'objet quotidien et qui rythme les jours, et placé là, sur la table, dans le tableau, par quelqu'un qui vient de disparaître.

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