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Conciliabule : Picasso, Nature morte au pot et à l'orange


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Conciliabule   Affleurements

Au-delà de la scénette jouée par les objets, qui certes peut prêter à des interprétations très diverses, on peut mettre à jour le mécanisme qui permet cette incarnation des objets, leur mouvement et leur mise en scène - « mécanisme » car il s'agit également, sur le plan abstrait, de « mettre du jeu » entre les formes, et ainsi montrer qu'elles pourraient bien se déplacer, évoluer ; c'est ce que signifient les nombreux cernes qui soulignent arbitrairement des formes dans le corps de la cruche et du vase, et particulièrement cette forme en goutte (celle qui fait la tête de la cruche ou la forme transversale du vase) qui manifeste une communication de lignes entre les deux objets, figurée par cette ligne noir qui traverse la table pour relier la goutte au pied du vase et celle au pied de la cruche, et sur laquelle l'orange se tient en équilibre, incarnant elle aussi l'échange entre ces objets - on retrouve ce « geste » dans l'interprétation par Picasso des Ménines de Vélasquez, où Picasso a accentué, en plein centre du tableau, le geste de don de la suivante en direction de l'infante ; dans les deux cas, vaisselle déguisée en nature morte ou personnages masqués des Ménines, un objet central sert de relais aux échanges et disséminations de formes dans le tableau. Les cernes, qui semblent arbitrairement dessinés entre les bords des objets, semblent près de se mettre en mouvement : « dans cet espace, boîte ou contenant trop large pour elles, les choses se mettent à bouger couleur contre couleur, à moduler dans l'instabilité », dit Merleau-Ponty à propos de Cézanne, qui pour déclencher ce mouvement « ménage entre les couleurs de blancs » - c'est un effet équivalent de mise en mouvement qui a lieu dans ces natures mortes de Picasso, mais il est obtenu par un procédé inverse, qui consiste au contraire à circonscrire les couleurs par des contours noirs, bleus ou verts, ce qui donne l'impression que celles-ci sont des pièces que l'on peut agencer et déplacer. Ce n'est pas, comme chez Cézanne, un mouvement obtenu par rayonnement des couleurs -« l'espace, dont on croyait qu'il est l'évidence-même et qu'à son sujet du moins la question ne se pose pas, rayonne autour de plans qui ne sont en nul lieu assignable » ; mais dans ce mobile pictural de pièces de couleurs agencées et soigneusement circonscrites, on obtient la même impression d'une mise en mouvement imminente. Chez Picasso, ce mouvement potentiel est celui qui fait affleurer la vie dans les objets figés -et par là même, nous ramène au problème de la figuration, car en prenant formes, les objets prennent vie ; ainsi le vase, qui semblait vide, est traversé de ces trois gouttes qui semblent mobiles, et nous rappellent, à travers la transparence du verre, le mouvement de trois poissons rouges dans un bocal de Matisse.

Picasso, Les ménines

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