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introduction
filiations
A. Masson, les prétendants

   


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Cependant toute représentation de rapt ne s'exprime pas forcément par une gestuelle pathétique : l'idéologie de certaines époques ne permet pas toujours une telle expression de la transgression et de l'émotivité. Par exemple, L'Enlèvement d'Europe dans des vignettes médiévales (l'une d'elle est citée par Panofsky dans ses Essais d'iconologie, elle illustre un « Ovide illustré » du 14e siècle) a pour acteurs des personnages qui n'expriment aucune passion ardente, manifeste. « Europe, en costume de fin du Moyen Age, chevauche un inoffensif petit taureau à la façon dont une jeune dame faisait sa promenade matinale ; et ses compagnes, vêtues à la même mode, forment un tranquille petit groupe de spectatrices. Elles ne se consument d'angoisse ni ne poussent des cris » (Panofsky). Tandis qu'un dessin de Dürer (vers 1495) traitant le même thème met l'accent sur la violence et le passionnel. Sa source littéraire n'est plus biblique, où le taureau est le Christ et Europe l'âme, mais les vers d'Ovide eux-mêmes. Tout respire la sensualité : la position accroupie d'Europe, ses cheveux flottants, ses vêtements que le vent emporte en arrière de façon à dévoiler son corps gracieux, les gestes de ses mains.

Dans cet enlèvement de Dürer comme dans celui du Titien (Europe ravie par Zeus), on aperçoit presque l'entrejambe de l'enlevée : paquet de chair blanche malmené, et offert aux regards de tous. L'Europe du Titien, renversée sur le dos, les jambes écartées, offre au regard l'interdit par excellence. On soulevait l'étoffe (le rideau) pour voir L'origine du monde de Courbet ; ici, l'animal l'a en quelque sorte déjà fait pour nous, d'où ce sentiment de malaise. En peinture tout particulièrement, la représentation du rapt ne va pas sans un travail sur le réseau de regards qui encercle la victime, elle-même souvent implorant des yeux le spectateur de la toile. Ces regards comme ces mains lancées nous appellent. C'est le cas notamment de L'enlèvement de Déjanire par A. Moine (lire la légende de Déjanire) ou bien, avatar romantique du thème, L'enlèvement de Rebecca par Delacroix, tiré du roman éponyme de Walter Scott. Rebecca, selon Régis Michel incarnant la femme parfaite pour Delacroix : soumise, violentée, humiliée, est prisonnière, comme le Laocoon du serpent-filet, des regards du templier, du ravisseur, du portefaix, et du nôtre, amateur d'art...désintéressé ? Chez Rubens (L'enlèvement des filles de Leucippe), l'élévation (physique, littérale) d'une des filles de Leucippe permet au peintre de donner à voir une chair qui se dévoile (les étoffes, lourdes, tombent) sans défense. R. Barthes soulignait dans les Fragments d'un discours amoureux la teneur érotique du corps que l'on surprend « au travail », ne soupçonnant pas qu'on l'observe, tout à sa tâche.

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