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introduction
filiations
A. Masson, les prétendants


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L'enlèvement, ce déploiement de force, cette manifestation de puissance de la part du Mâle sur la Femme sans défense, littéralement « enlevée » à sa propre existence, à son propre moi, apparaît comme un schème récurrent de l'imaginaire sexuel occidental : l'amour en tant que prédation et possession exclusive, qui réduit la femme à la chose. L'enlèvement ne va pas sans la violence ni sans la séquestration, le kidnappeur étant toujours un Barbe Bleue à venir. Il a eu en général pour auxiliaire, outil de conquête consubstantiel et symbolique de force physique, le cheval nerveux et écumant (Hadès enlevant Perséphone), ou bien il est lui-même un animal, centaure (Nessos enlevant Déjanire) ou taureau (Zeus métamorphosé enlevant Europe). L'enlevée n'étant, soit dit en passant, pas forcément hostile à ce déploiement de force : le rapt, semble-t-il, fait activement partie de l'imaginaire féminin médiéval et romantique, voire contemporain comme moyen de valorisation et de l'individu mâle, du coup forcément viril, et de l'individu féminin, du coup forcément désirable...

La peinture du rapt donne (du coup ?) à voir, au total, une scène de congruence, de liaison intime. Une forme d'harmonie. Devant l'Enlèvement de Rubens, on a presque l'impression d'assister à une danse. Tous les gestes convergent vers le haut, mouvement ascendant confirmé par le cabrage du cheval et renforcé par la ligne d'horizon exceptionnellement basse (plus des deux tiers de l'arrière-plan sont consacrés au ciel). Les pieds de Castor et Pollux semblent obéir à des impératifs chorégraphiques (les orteils de Pollux se glissant très exactement entre ceux de Phoebé et le sol), et l'on remarque une dominante de gestes parallèles et harmonieux. Chez Poussin (l'Enlèvement de 1634-35), la composition se caractérise également par des dynamiques très visibles, les bras lancés (figures chorégraphiques, pathétiques, rhétoriques), rythment l'espace de manière à dégager globalement une organisation pyramidale. Les deux groupes à droite et à gauche ménagent deux lignes obliques qui se dirigent vers le centre du tableau. Le groupe assis et couché, recroquevillé, du centre, renforce cette structure. Encore une fois donc, on lit cette tension convergente vers le haut, et qui passe par un tissage de corps et de membres.

La représentation de l'enlèvement donne donc à voir de la chair, de la force, et un abus ; une peinture désirante et désirable, dont le socle est une expressivité et une gestuelle pathétique que l'on retrouve pratiquement inchangée d'un tableau à un autre, d'une époque à une autre, comme la Mnémosyne warbugienne pourrait le montrer, et un travail sur les dynamiques et l'entrelacement ; il faudrait dire sur, aussi, l'entrelacement des touches et des coups de pinceaux, rapt eux-mêmes de la matière picturale.

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