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introduction
filiations
A. Masson, les prétendants

   


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Les dimensions des prédateurs sont disproportionnées comparées à celles des femmes qu'ils violentent. Leurs pieds énormes, bien ancrés dans une réalité qu'ils contrôlent, leurs mollets musclés, leurs carrures quasi effrayantes par leurs angles et leur massivité, renvoient à une force physique contre laquelle on ne peut lutter. D'ailleurs, la surface de leur dos sature presque l'espace central du tableau : ils entourent et obsèdent leur victime. Dans l'économie de la toile, on remarque l'importance des seins et des pieds. Masson, conscient de la récurrence de ce dernier motif dans son œuvre, rappelait que le pied est tabou, hyper-sexualisé en Espagne et disait avoir été marqué par ceux du Christ mort de Mantegna. Notons que dans ce chaos la plupart des mains et des pieds sont détaillés : c'est un tableau de la main mise, de la prise d'une part (l'agresseur, à gauche du tableau, se saisissant « à pleine main » de ce qui semble être un sein) et d'autre part du rejet, de la défense (la main qui supplie et repousse, la main qui dit « Noli me tangere »). Et comme le note Régis Michel à propos de L'Enlèvement de Rebecca par Delacroix, le tableau apparaît comme un tissu de ligatures, un filet qui se referme sur les victimes.

L'impression générale est celle d'un enchevêtrement de membres, de bras, de jambes. Une forêt de corps,dans la lignée des peintures de forêts, motif qui fascinait Masson dans son œuvre de jeunesse. Comme dans L'enlèvement (1931-32) et dans la série des Massacres, proches chronologiquement dans notre peinture, violence et mêlée sont inséparables. Les têtes proprement dites s'annulent dans ce chaos de membres et de couleurs. Le jet des bras vers le haut et au centre de la toile disent bien la détresse de l'enlevée, à la fois la résistance et l'appel au secours, tandis que les bras des agresseurs s'appliquent à rabaisser ce sursaut de force, vers un centre de gravité qui est à la fois celui du tableau, et celui de leur propre corps, leur ventre. Les membres presque torsadés, les aplats de couleurs ne « collant » pas avec les contours précisément soulignés d'un cerne noir signifient plastiquement un mouvement perpétuel, un corps qui se débat au-delà presque de ses possibilités physiques de torsion. Ne pourrait-on pas y voir également la violence de l'enlèvement, qui arrache à la femme la réalité et la propriété de son corps ? Les personnages ne se possèdent plus, comme leurs corps ne possèdent plus leurs contours...

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