- revenir au sommaire

P. Soulages, Sans titre,
76,5 x 45,5, 1948


2/4

Sans titre Noir Soulages et le sentiment religieux Voir

Très tôt Soulages, qui peint la lumière grâce au noir et qui sculpte par la peinture, est reconnu inclassable. Ce n'est qu'à la toute fin des années 1970 que le noir, déjà composante principale de tous ses travaux, en devient la composante presque exclusive Ses toiles n'ont pas de nom et sont appelées par leur date et leur taille.

Sans titre,
76,5 x 45,5, 1948
- agrandir -

 

Ce qu'une reproduction ne peut montrer, c'est que la peinture sur Sans Titre n'est pas de la peinture, et que la toile n'en est pas une. Goudron sur verre : ainsi se compose cette œuvre, préfigurant des travaux à venir. Ceci qui n'est pas un tableau présente déjà ce qui sera un des aspects les plus importants de l'art de Soulages : le rapport entre l'opacité et la transparence.

Ce qui frappe dans le clair-obscur de Soulages, c'est qu'il est paradoxalement uni, monochromatique. C'est le même goudron, la même matière qui engendre ces aplats noirs, ces brumes grisâtres, ces coulures irrégulières, ces franges échevelées. Plutôt qu'un verre peint, c'est un objet noir d'où transparaissent des traces de lumières, qui font à leur tour ressortir l'éclat et l'intensité du noir. Cette transparence cachée sous l'épaisseur rugueuse du goudron donne l'impression que l'on voit la profondeur du noir, que l'intérieur de l'œuvre par moments se découvre.

Que signifient ces gestes, qu'apprend-on des traces du goudron qui a dégouliné sur le verre ? Mais rien, rien, Soulages précise à plusieurs reprises que le geste, pas plus que le « sens » (au sens d'un code à déchiffrer) n'importent pas. Qu'est-ce qui importe ? Pour le commentateur, c'est justement que l'œuvre échappe à la description. Une fois l'objet présenté, une fois la photographie distribuée, il n'est plus rien d'objectif à dire. Et ce n'est plus le travail du commentateur, c'est celui du spectateur qui commence. « Mon travail ne se développe pas dans l'enchaînement d'un geste à un autre, il passe toujours par ce qui vient de se produire sur la toile et ce que j'en éprouve, que j'interroge et qui m'interroge, et qui me pousse à préciser, à intensifier ce que j'y sens en germe », dit-il. Soulages déroute et échappe aux étiquettes, aux catégories, parce que ses œuvres sont présentes d'une autre façon. Là où le peintre classique utilise le clair-obscur, Soulages peint le clair-obscur, sa composition est le clair-obscur.

Dans ces œuvres qui pourraient sembler inachevées, Soulages montre comment on construit la lumière, non en l'imposant sur tout le support, mais au contraire en la dévoilant par endroits. Le noir, couleur du vide, « non-couleur », pense-t-on d'habitude, devient alors véritablement une voie d'« incarnation picturale » selon le mot même de l'artiste.

Du verre, du goudron, du noir et des espaces laissés vierges - Soulages travaille à partir de l'insignifiant. Il déconstruit, volontairement ou non, une entière tradition picturale, pour s'occuper de ce qui sous-tend le visible et la peinture. « Peindre, tel que je peins, m'enracine chaque fois davantage dans le monde que je vis. Peindre, c'est ma manière d'interroger la réalité, le monde dans lequel nous sommes et de nous interroger nous-mêmes. »

page précédente - 2/4 - page suivante